Deux apôtres de la compensation

20 Oct 2015 par

Benjamin Franklin (1706-1790)

Pierre-Hyacinthe Azaïs (1766-1845)

 

En 1725, le Bonhomme Franklin alors âgé de 19 ans publie une courte brochure intitulée « Dissertation sur la liberté et la nécessité, le plaisir et la douleur ». La thèse de cet ouvrage reposait sur le principe que la somme de la souffrance et du bonheur, dans la vie d’un individu, est toujours égale à zéro. Pour une expérience individuelle de dix unités de douleur, il doit exister une somme correspondante de plaisir. Elle est débloquée quand cesse la douleur, éventuellement à la mort de l’individu. Ainsi irait la vie des gens faite de hauts et de bas et tournant autour du zéro de plaisir où, un être insensible comme un roc, demeure à jamais.

Franklin écrira dans sa biographie destinée à son fils que la parution de cette petite œuvre fut une des plus grosses erreurs de sa vie. Il avait certainement dû se rendre compte de la naïveté de ne considérer qu’une vie d’individu. On constate en effet que s’il y a réellement un effet de compensation, cet effet ne peut se réduire au seul individu.

Toutefois malgré sa puérilité, il semble que c’est un des premiers essais concernant cette mystérieuse loi de compensation. Jacques Bernoulli l’avait déjà énoncée sous une forme mathématique au début du XVIIIe siècle (1713). Cournot – Théorie des chances et des probabilités Chap. IX paragr.103 – avait affirmé à propos de cette loi de compensation : « Les Anciens ne paraissent pas avoir soupçonné l’existence d’un principe de compensation qui finit toujours par manifester l’influence des causes régulières et permanentes en atténuant de plus en plus celle des causes irrégulières et fortuites ». Dans son fragment 60, Héraclite affirme « Route qui monte, route qui descend sont une seule et même chose ». L’idée de compensation est déjà en germe dans cette phrase.

Quelque vingt ans après, Franklin retrouve cette idée de plus et de moins compensés par le neutre en essayant de formuler une théorie des phénomènes électriques dans une lettre adressée à M.P. Collinson en 1747. Pour illustrer ses principes d’électricité positive et négative, il montre qu’il s’échange plus de flux électrique entre deux corps dont l’un est chargé positivement et l’autre négativement, qu’entre un corps neutre et les corps précédents. Nous savons maintenant qu’un corps chargé positivement à un excès d’électrons libres alors qu’il en manque dans le corps chargé négativement. Le corps neutre rétablit la balance, l’équilibre.

C’est bien le Siècle des Lumières qui a permis de faire surgir cette idée de compensation. Celui qui en est devenu par la suite le symbole et le porte-parole est à tort ou à raison Pierre-Hyacinthe Azaïs (1766-1845) avec la parution à Paris en 1809 de son livre : Des compensations dans les destinées humaines. Pour l’étude de cet écrivain philosophe, nous nous inspirons de la thèse de Michel Baude « P.H. Azaïs, témoin de son temps » présentée le 14 juin 1975.

Voyons d’abord le style de cet écrivain. Pour s’en faire une idée nous reproduisons, in extenso, la dédicace à celle qui allait devenir son épouse, Madame Berger :

« Madame,

Si j’avais fait un ouvrage de littérature aimable, je vous en offrirais l’hommage, je rappellerais alors votre goût délicat, votre esprit, vos talents et vos grâces.

J’ai fait un ouvrage de morale qui présente des consolations à l’infortune ;  je devais le consacrer à la raison parfaite, aux vertus simples et touchantes, à l’âme la plus belle, la plus pure, la plus tendre. Je devais vous le consacrer, Madame : il n’est point d’infortuné dont les peines ne fussent adoucies, dont les chagrins ne fussent effacés par le bonheur d’obtenir votre affection et votre estime. »

         On comprend que la belle n’ait pas résisté. Le style de l’œuvre est de cette veine. C’est rempli de beaux sentiments idylliques.

Pierre-Hyacinthe Azaïs naît le 1er mars 1766 à Sorèze. Il perd sa mère à deux ans. Son père est professeur de musique au collège des Bénédictins. Azaïs aura ainsi une bonne formation musicale. Ses études terminées, il est tour à tour secrétaire d’un évêque, organiste, précepteur, directeur de pensionnat. A la suite d’un libellé contre les excès de la révolution, il est condamné le 4 septembre 1797 à la déportation. Il se réfugie chez les sœurs de la Charité. C’est là qu’il a, au cours d’une promenade, l’idée de la théorie des compensations. Il se lie ensuite en 1803 à une femme de lettres, Madame Cottin, dont il se sépare en 1806 pour s’installer à Paris. Il épouse Madame Berger, veuve d’un officier tué à Austerlitz. Il rédige son système universel qu’il fait paraître en 1810-1812 en sept volumes. Le monde est expliqué à partir du principe des compensations. Il essaie de gagner sa vie par divers écrits politiques et philosophiques en quémandant, souvent en vain, des postes, des pensions, des aides pour pouvoir répandre la bonne parole dont il s’estime investi. Il n’hésite pas à s’adresser aux plus grands comme Napoléon ou Laplace. Il obtient quelque appui auprès du ministre Decazes, de Madame de Staël et de Lamartine. Seul un de ses écrits « Des compensations dans les destinées humaines » aura quelque succès en étant réédité quatre fois. Il passa plutôt pour un illuminé détenteur de la vérité universelle et disparaît à 79 ans dans les profondeurs de l’indifférence.

Voyons le fond du message que voulait délivrer Azaïs. Il est dans cet extrait :

         «La nature n’est dans son ensemble que l’exécution constante d’une loi universelle, unique, instituée et maintenue par la Puissance suprême. Tous les faits en découlent, c’est-à-dire que l’anéantissement de cette loi entraînerait aussitôt l’anéantissement de tous les faits qu’il nous est donné de connaître. Cette loi est la loi de compensation en ce sens que mal et bien s’équilibrent dans la vie de chaque individu, de chaque peuple comme finalement dans l’univers tout entier. L’auteur de la nature a établi des inégalités à tous les niveaux et de toutes sortes, mais le sort de chacun se compose d’une somme égale d’avantages et de désavantages ». Azaïs considère alors « l’espèce humaine comme placée sur les deux bras d’un levier en oscillation perpétuelle. Pour fonder ce levier, le grand nombre se rassemble autour du point d’appui, et la minorité se distribue sur deux lignes qui conduisent aux points extrêmes. De cette manière, le mouvement éprouvé par chaque individu est mesuré par la distance qui le sépare du centre de repos. Une élévation immense, un abaissement égal, des secousses violentes sont le partage de ceux que toutes les conditions de leur existence placent aux deux bouts de la ligne ; et cette masse commune, volumineuse, pesante, qui fait le fond de la société, repose sur ce pivot presque immobile, que les balancements des extrêmes animent faiblement, ébranlent quelquefois, agitent même de loin en loin, lorsque cette puissance des extrêmes s’est augmentée hors de mesure, par l’effet de la tendance générale donnée aux hommes pour l’élévation et le mouvement. »

De ceci il résulte que l’auteur de la nature aurait volontairement brouillé les cartes pour répartir très inégalement la fortune, le bonheur et ensuite il aurait instauré une loi qui finirait par équilibrer le bon et le mauvais. Autrement dit, il aurait introduit un déséquilibre fondamental dans la nature pour à la longue le rétablir. La question se pose de savoir pourquoi ? On ne voit pas bien la raison pour laquelle le créateur se serait ingénié à produire un imbroglio de situations pour que chacun sache qu’il y aura compensation de ses joies ou de ses peines. De plus Azaïs précise « la Providence ne nous fait expier, par des compensations, que ceux de nos avantages qu’elle nous a donnés gratuitement, et qui, de notre part, ne sont point un mérite. Elle doit au contraire, une récompense aux avantages que nous avons acquis, qui sont en nous un mérite.» Nos actions se jugent donc au mérite et il y aura moins de compensation si nous n’avons pas été considérés comme dignes de l’obtenir.

L’ensemble de l’argumentation d’Azaïs manque de cohérence. Y-a-t-il vraiment une loi s’appliquant à une seule destinée individuelle ? Certainement pas, mais tout ceci démontre qu’il existe une compensation dont nous n’avons que l’intuition. Nous avons tous traversé des périodes noires en pensant que tout était irrémédiablement fini mais nous nous sommes retrouvés après dans une situation tout à fait inespérée et surtout imprévisible. Cela ne peut que nous étonner sans nous en remettre à une loi rigoureuse. Il y a bien d’autres phénomènes inexplicables comme le rêve ou la sensation très forte d’avoir déjà vécu certains moments que nous sommes en train de vivre. Nous ne savons pratiquement rien de la vie et de ses ressorts secrets. Notre façon d’être nous contraint à ne pas considérer que nous sommes le jouet d’une loi qui serait donc déterministe. Nous avons la sensation que nous pouvons modifier notre existence par les décisions que nous prenons et les choix que nous faisons. Nous ne nous glissons pas dans un lit tout fait et préparé d’avance. Rien ne peut laisser penser que nous agissons comme des automates dont le programme a été réglé d’avance ou élaboré par une puissance tutélaire. Il n’est guère possible de vivre pleinement des moments heureux en sachant qu’ils ne dureront pas et qu’ils seront suivis probablement d’événements malheureux.

Examinons plus avant avec Michel Baude le système universel jailli du cerveau de notre prophète.

La pensée évolue dans le sens où Azaïs ne considère qu’une seule force agissante dans le monde qui est l’expansion. Chaque être est animé par une force d’expansion, laquelle se heurte à l’expansion réactive des autres êtres qui l’environnent. S’il y avait des forces antagonistes, cela entraînerait l’immobilisme. Il faut donc une force générale et unique qui produise sans cesse deux actions opposées qui créent une alternance continue. Ces deux forces sont sans cesse en transformation. Il n’y a jamais anéantissement. L’univers conserve toujours la même quantité de mouvement et la même quantité de matière. Le moteur suprême qui fut nécessaire pour imprimer le mouvement au monde est constamment nécessaire pour le conserver. La création divine est continue et se manifeste par l’équilibre. L’esprit moteur aurait lui-même institué la loi des compensations exactes pour se maintenir dans les résultats de son action. L’expansion directe divise en donnant la mort et l’expansion réactive rassemble en procurant la vie.

Connaître une partie de l’univers, c’est connaître l’ensemble. La somme des éléments de composition et de destruction est compensée exactement puisque l’univers se maintient et que son ensemble est immuable.

La liberté est limitée. L’homme ne peut éviter que ses actions ne provoquent les réactions que nécessite l’ordre universel. Il ne peut éviter la compensation vers laquelle sa liberté d’agir le dirige. La vie est comme une balance, il ne faut pas la charger de trop de plaisir qu’il faudra compenser par les peines. Dieu, distributeur général des balancements et de l’équilibre, est le garant de la justice compensatoire. C’est dans l’existence de l’homme que viennent se rassembler, se mettre en harmonie tous les effets dont l’univers entier est le théâtre.

La philosophie d’Azaïs trouve ses sources dans différents précurseurs. Parmi ceux-ci Antoine La Salle publie en 1788 « La balance naturelle » dont voici un extrait :

« Tout vibre, tout oscille, tout balance, tout est alternativement vainqueur et vaincu » tome I p.272-292. La loi universelle de La Salle repose sur l’action de deux forces qui agissent en sens contraire, qui « ne semble qu’un immense pendule qui se balance entre les deux infinis et dont l’Eternel tient le bout en sa main ». L’une de ces forces est de nature expansive ou répulsive, l’autre de nature contractive ou répressive. La première agit depuis le centre du corps vers la surface, la seconde depuis la surface vers le centre. La réaction exercée par l’une est fonction de la force de l’action exercée par l’autre. Pour maintenir l’équilibre ou plutôt la victoire alternative des deux forces, une puissance régulatrice est nécessaire : l’âme chez l’homme et Dieu dans le monde.

L’idée de compensation était en l’air à cette époque, exprimée par certains auteurs. Celui qui y a été attaché est sans conteste Azaïs mais son système universel fut un échec.

Il faut reconnaître cependant qu’Azaïs et La Salle ont bien vu que la compensation se produisait par le jeu de deux forces contradictoires dont la gravitation et l’expansion de l’univers sont une représentation.

Intéressé par le sujet ?

Voir aussi le livre IV La Compensation

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