Descartes
DESCARTES
et le concept de champ
Le concept de rayon lumineux, de propagation rectiligne, les lois de la réflexion sont bien formulées lorsque Descartes écrit sa « Dioptrique » en 1637. Il énonce, dans ce traité, les lois de la réfraction qu’un Hollandais, Snell, avait découvertes en 1625 et qui les avaient communiquées à Descartes avant de mourir. Descartes s’attribue cette découverte. Ces lois sont nommées, dans les pays anglo-saxons, loi de Snell mais beaucoup de personnes pensent encore maintenant que Descartes en est l’auteur. L’angle de réfraction est déterminé par le rapport des sinus avec l’angle d’incidence. En fait, ce rapport est déterminé par les indices de réfraction des milieux traversés. Il donne dans cet ouvrage une bonne explication de l’arc en ciel par réfractions successives des rayons solaires dans les gouttes de pluie. Descartes considère que la propagation de la lumière est instantanée en raisonnant sur l’éclipse de Lune. Mais la distance Terre-Lune n’était pas assez significative par rapport à la vitesse de la lumière qui met une seconde pour nous parvenir.
Voici ce que montre Descartes concernant la nature de la lumière basée sur la puissance imaginative et déductive de son cerveau qu’il considère modestement comme exceptionnel. Descartes divaguera ainsi dans beaucoup de domaines. Dans le domaine de la science, il n’apportera rien d’essentiel. Par contre, ses idées seront beaucoup discutées longtemps après sa mort. A ce titre, il a été le ferment de nombreuses cogitations dont certaines ont conduit vers de réelles découvertes.
La base du raisonnement de Descartes est mécaniste. Il décrit un univers où le vide est impossible et où toutes les interactions se ramènent à des choses ou à des pressions exercées entre les parties de la matière. C’est donc un refus d’envisager l’action à distance à travers le vide. Les mouvements ne peuvent se transmettre selon lui que par des choses ou les tourbillons d’une matière dit « subtile ». Il s’agit donc d’un déni du concept de champ. La conception de Descartes devrait être par conséquent un contre exemple. Mais c’est finalement sur cette notion de matière subtile que nous allons voir que Descartes a pu participer un peu malgré lui à l’élaboration de la notion de champ. Nous essaierons d’expliquer cette contradiction.
En 1633, Descartes écrit « Le Monde ou le Traité de Lumière » qui ne sera publié qu’après sa mort en 1664, Descartes ayant craint de subir les mêmes épreuves que Galilée. Descartes veut détruire les barrières et séparations que tout pouvait être expliqué simplement à partir de l’étendue et du mouvement et justifier ainsi la lumière, le soleil, les étoiles, les planètes, les comètes, l’arc en ciel, l’aimant et même les êtres vivants.
Le monde tout entier est fait d’une même et unique matière. L’action par laquelle Dieu conserve le monde est la même que celle par laquelle il la crée avec ses vertus éternelles : évidences logiques, structures mathématiques, essences de choses, valeurs morales. Dieu est une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante et puissante. Le monde se transforme, Dieu recrée à chaque instant. C’est la création continuée.
Pour Descartes, le feu qui est à la source de la lumière est un phénomène mécanique. La flamme est formée de très petites particules invisibles animées d’un mouvement très rapide et très violent, qui dilacèrent les corps qu’elles heurtent et provoquent la séparation des parties constitutives de l’objet embrasé, les plus grosses donnant la cendre et les plus petites la fumée et le feu. « C’est ce mouvement seul qui selon les différents effets qu’il produit s’appelle tantôt chaleur et tantôt lumière » affirme Descartes. D’après lui, tous les corps sont, comme le bois, formés d’un mélange de trois éléments : la terre (cendre), l’air subtil (fumée) et le feu. Il exclut l’eau. Les solides sont constitués de parties de terre de formes quelconques, au contact les unes des autres. L’air subtil et le feu circulent librement dans les espaces laissés libres qu’ils remplissent. Les liquides et les gaz sont formés de parties de terre éloignées les unes des autres. Comme le montrent les mouvements des poussières en suspension dans l’eau ou dans l’air, en agitation constante, les parties constitutives des fluides se déplacent, dévient ou rebondissent sans cesse. L’air subtil et le feu ne gênent en rien ces mouvements car ils sont beaucoup plus mobiles que la terre.
L’univers entier est lui aussi formé des trois éléments. La nature a horreur du vide. Terre, air subtil, feu sont infiniment mêlés dans tout le cosmos. Pour rendre compte de leur répartition, Descartes imagine leur histoire. Lors de la création, la matière formait un mélange confus que Dieu mit en mouvement. C’est la fameuse pichenette. Aussitôt l’infinité des corps présents se heurtent, dévient de leurs trajectoires rectilignes, décrivent des lignes brisées, tendent peu à peu à s’accorder, prennent enfin les seuls mouvements qu’ils puissent garder tous ensemble éternellement : des rotations uniformes. Mais les choses usent les parties de matière. Initialement de formes et de tailles quelconques, la plupart deviennent sphériques, comme les galets des rivières et forment maintenant l’air subtil. Les éclats détachés par les chocs, les « raclures », sont plus petits et légers, circulent plus facilement, s’insinuent dans tous les vides déterminés par l’assemblage des sphères. Ils forment l’élément « feu ». Certaines des parties créées par Dieu étaient plus grosses, n’ont donc pas éclaté sous les chocs mais se sont augmentées d’éléments plus petits qui se sont agglutinés contre elles. Elles forment l’élément « terre ». Les sphères d’air subtil toutes identiques sont au contact les unes des autres en mouvement circulaire uniforme. Elles déterminent de nombreux tourbillons. Le feu circule partout mais ne peut franchir les limites d’un tourbillon et a donc tendance à s’accumuler dans les coins. Les planètes résistent peu au mouvement tourbillonnaire qui les entraîne. Leur vitesse est donc un peu moins grande que celle de l’air subtil. Elles tournent sur elles-mêmes. Ce nouveau mouvement de rotation crée localement un mouvement secondaire qui peut entraîner les satellites autour des planètes. Le monde est donc une immense horloge où toutes les actions peuvent être expliquées mécaniquement.
A partir de cette conception cosmologique, Descartes va décrire la nature de la lumière. Dans un tourbillon comme celui créé lorsque l’on agite de l’eau d’un seau contenant des corps en suspension avec un bâton, les sphères d’air subtil tournent d’un mouvement circulaire comme tout corps en rotation, elles ont tendance à s’éloigner du centre. Elles sont pourtant maintenues sur leur trajectoire par les sphères situées immédiatement au-dessus d’elles. Une pression se communique donc du centre du tourbillon jusqu’à la périphérie. Elle se transmet selon des rayons partant, par exemple, du soleil et allant à n’importe quel point d’observation. Cette pression peut se communiquer aux yeux, passe dans les humeurs qu’ils renferment, arrive au nerf optique, est transmise par son intermédiaire au cerveau où elle est interprétée par l’âme. L’impression de lumière est ainsi produite. L’éclat du soleil résulte donc d’une pression exercée par l’intermédiaire des sphères d’air subtil en raison même de leur mouvement. Point n’est besoin que le centre d’un tourbillon soit occupé par un astre pour qu’une impression lumineuse en provienne. Nous voyons donc que le centre de tous les tourbillons de l’univers sans qu’ils soient tous occupés par une étoile. La présence, réelle, du soleil ne fait qu’augmenter la pression, donc l’intensité de la lumière. Toutes les sources de lumière que nous connaissons s’expliquent d’une manière analogue : l’agitation de la lumière d’une bougie, par exemple, communique aux sphères d’air subtil qui l’entourent une pression qui peut être comme « tremblante » et «se redouble et se relâche à diverses petites secousses, selon qu’elles changent de situation, ce qui semble être une propriété fort convenable à la lumière ». L’œil dirigé vers la flamme reçoit une pression qui est interprétée par l’âme.
« La nature de la lumière étant conçue comme l’action ou le mouvement d’une certaine matière fort subtile dont il faut imaginer les parties ainsi que de petites boules qui roulent dans les pores des corps terrestres, j’ai connu que ces boules peuvent rouler en diverses façons, selon les diverses causes qui les y déterminent ». La source lumineuse serait animée d’un mouvement tourbillonnaire très rapide, d’où une poussée centrifuge homogène qui se répand uniformément à travers le second élément, constitué de petites boules et qui remplit les cieux. La poussée exercée par la source lumineuse n’est pas un mouvement mais comme une inclination au mouvement ou un effort « C’est en cet effort seul que consiste la nature de la lumière » qui provoque la propagation, propagation qui se fait sans transport de matière. Descartes émet en fait une théorie corpusculaire de la lumière non par sa transmission par l’intermédiaire de petites billes, si petites qu’elles peuvent pénétrer dans un matériau poreux et se mettre à tourner sur elles-mêmes dans les pores. Il déduit de cette théorie que la lumière se déplace plus aisément dans les corps durs comme le cristal que dans les corps mous comme l’air.
Pour la couleur, Descartes refuse la conception scholastique de deux couleurs, celle proprement dite des objets et celle des couleurs apparentes comme par exemple l’arc en ciel. Pour Descartes, la sensation de couleur n’est que le résultat de mouvements locaux produits par nos organes des sens et nos nerfs par d’autres mouvements locaux appartenant au monde extérieur. Les courbes ne sont que l’effet produit sur l’observation et ne sont pas une propriété des corps eux-mêmes. Les boules qui constituent la nature subtile ont une inclination pour un mouvement rectiligne et une tendance à tourner sur elles-mêmes. Descartes combine le mouvement de rotation acquis par les boules lors de la réfraction et l’action privilégiée de l’ombre dont la présence est nécessaire pour que les couleurs ne cessent pas de paraître. Les diverses boules après la réfraction tournent toutes dans le même sens de telle sorte que lorsqu’elles n’ont point de voisines qui se meuvent notablement plus vite ou moins vite qu’elles, leur tournoiement n’est qu’à peu près égal à leur mouvement en ligne droite. Par conséquent, la réfraction seule qui n’engendre qu‘un mouvement de rotation pratiquement identique de toutes les boules dans le même sens et égal à leur mouvement en ligne droite ne peut rendre compte de la diversité des couleurs. C’est maintenant que l’ombre comprise comme une entrave au mouvement de rotation va pouvoir jouer son rôle fondamental. Ainsi, les boules contiguës aux limites des zones d’ombre subiront deux altérations différentes de leur mouvement de rotation en fonction de leur position par rapport aux bords des rayons lumineux.
Toute la théorie repose sur le lumineux, le transparent et l’opaque où l’on retrouve, selon Descartes, les trois éléments fondamentaux : le feu (le lumineux), l’air (le transparent), la terre (l’opaque). On a la source, la propagation et l’opacité. La source est animée d’un mouvement tourbillonnaire très rapide de parties très petites sans grandeur. L’opacité est la caractéristique de la matière qui ne se laisse pas pénétrer par la lumière et au contraire la réfléchit comme une sorte de rejet. L’intermédiaire entre les deux est la matière subtile ou éther qui s’insinue partout et ne laisse strictement aucun vide. Cette matière subtile est composée de petites boules qui peuvent pénétrer les pores de l’opaque et qui en roulant dans ces pores se mettent à tourner sur elles-mêmes. Tout cet univers est dans une constante agitation contrairement à la théorie actuelle des ondes qui peuvent se superposer et se croiser sans être affectées, les tourbillons qui s’interpénètrent ne peuvent garder intactes les propriétés de leur circulation. Dans la théorie de Descartes, il y a beaucoup d’analogies avec le champ, notamment au niveau de cette matière subtile qui s’insinue dans les moindres interstices et qui transmet sa pression par l’intermédiaire de petites boules. Cette transmission se fait par cercles concentriques comme le champ. La lumière n’est pas un véritable mouvement mais une tendance au mouvement, une pression comme « tremblante », c’est-à-dire qui vibre comme le champ. Le terme de « raclures » comme constituant de la lumière est plutôt péjoratif et convient finalement assez peu. En fait, cette traduction a été proposée par l’Abbé Picot qui traduisait du latin au français les Principes de la Philosophie.
Descartes compare la lumière au jus contenu dans un pressoir qui descend du haut vers le bas apparemment de manière rectiligne alors que son trajet réel contourne les grappes. La transmission de la lumière par la matière subtile ne paraît rectiligne qu’à notre échelle Ceci peut être considéré comme une prémonition de l’intégrale des chemins de Feynman où la propagation en ligne droite s’explique par le fait que tous les trajets même les plus fantaisistes sont possibles mais que le trajet en ligne droite est le plus probable. C’est pour cette raison que la grande majorité des photons emprunte cette voie. Elle est la plus probable parce qu’elle est la voie du moindre chemin donc obéit au principe de la moindre action.
Pour expliquer réflexion et réfraction, il compare au rebond d’une balle pour la première et au passage de cette balle dans une toile tendue pour la dernière étant entendu que dans ce cas l’air oppose au passage du rayon lumineux une résistance plus grande que le verre. Les couleurs résultent de l’action des petites billes sur la surface séparant les deux milieux qui se mettent à tournoyer comme le ferait une balle de tennis « liftée ». C’est rouge pour un tournoiement faible et bleu s’il est fort. Il y a dans ces explications une grande incohérence car comment le mouvement des billes à vitesse finie peut-il être compatible à l’affirmation qu’il ne prend pas de temps à son passage autrement dit que sa transmission est instantanée. Si la propagation se fait par chocs de billes consécutives, elle ne peut être instantanée.
Pierre Fermat, illustre mathématicien de cette période, va s’opposer à la théorie de Descartes. Il postulait que la lumière agit toujours par les voies les plus courtes, le temps du trajet est alors minimal. En partant du principe que la vitesse de la lumière est inversement proportionnelle à l’indice de réfraction du milieu dans lequel elle se propage, Fermat retrouve la loi des sinus. L’objection des cartésianistes est de taille car le problème est de savoir pourquoi la lumière sait-elle d’avance le trajet qu’elle devra parcourir. Ceci ne trouvera de solution qu’avec la mécanique quantique qui montrera que les photons n’obéissent qu’aux lois des probabilités. Le trajet suivi en réfraction est un trajet optimum de moindre action emprunté par la grande majorité des photons.
Newton ayant approuvé au début la théorie des tourbillons finira par l’éreinter totalement en faisant la démonstration scientifique de son inanité. Il n’a pas caché son mépris pour les fictions cartésiennes qu’il dénonçait comme songeries forgées à la légère. Il faut bien lui donner raison. En matière de lumière, il aurait bien fait d’appliquer la nécessité d’avoir lui-même des idées claires et distinctes. Il n’est pas un bon exemple du respect des règles pour la direction de l’esprit. Quoiqu’il en soit des problèmes posés la lumière devient bien une substance matérielle indépendante des objets et de l’organe de la vision. L’image de l’aveugle prenant connaissance des objets extérieurs avec son bâton montre que cette substance agit et se transmet par des perturbations affectant un milieu. Dans ce sens, Descartes a bien participé, sans bien entendu s’en rendre compte, à la notion moderne de champ.