L’inconnu ou l’inaccessible
« We live on an island
surrounded by a sea
of ignorance. As our
island of knowledge
grows, so does the shore
of our ignorance”
John Archibald Wheeler
La pensée de l’astrophysicien J.A. Wheeler, mise en exergue, compare la connaissance à un ilot qui s’agrandit progressivement au fil des découvertes. Il est entouré par un océan d’ignorance illimité. Mais au fur et à mesure que la connaissance progresse, le rivage s’agrandit, il ne fait que grignoter la trop vaste ignorance. Autrement dit, plus nous savons, plus nous ignorons.
Goethe dans son Faust dit également que même si nous avions réduit toute la physique à une équation primordiale nous ne serions pas plus proches de l’infini.
Voici une histoire confortant cela. Un civilisé et un sauvage sont sur une plage. Le civilisé trace un cercle sur le sable en disant « Voilà ce que nous savons » et à côté, un grand cercle en s’adressant au sauvage « Voilà ce que vous ne savez pas ». Le sauvage trace alors un très grand cercle autour des deux premiers et dit « Voilà ce que, tous deux, nous ignorons. »
Ceci illustre bien que ce qui nous est inconnu enserre le connu et que malgré nos efforts nous nous y engloutissons et en nous débattant vainement. La course à la connaissance absolue est un leurre. La lumière éclaircit les ténèbres de l’obscurantisme sans l’anéantir.
Einstein assure que le plus incompréhensible c’est que le monde puisse être compréhensible. On ne peut connaitre que par des différences produites par l’intrication de couples d’opposés dont il faut extirper ce que nous pensons comme vrai et rejeter ce qui nous apparait faux. Ceci constitue un tissu séquentiel qui nous donne la faculté de savoir ce qui s’avère n’être qu’une illusion. Plus on s’approche d’une prétendue réalité, plus on s’éloigne car elle n’est qu’une utopie inaccessible. Elle est en effet constituée par des quantités discrètes dont l’accumulation donne l’impression du continu mais ce n’est qu’un effet du grand nombre. La seule façon de se rapprocher du continu est la réduction à zéro des contraires mais ceci ne peut se faire qu’après un nombre infini de pas comme pourrait être par exemple, la dichotomie qui consiste à séparer un objet toujours en deux. Ceci est sans fin on ne peut parvenir à un but en ne faisant constamment que la moitié du chemin qui nous sépare de lui. On pourrait ainsi accéder au néant mais il resterait hors d’atteinte puisqu’il faudrait une infinité d’opérations pour le toucher.
Le connu est ainsi une anomalie de l’inconnu que l’homme crée lui-même car il est handicapé par son cerveau qui ne fonctionne que par différentiels. Chaque information captée par le cerveau doit franchir des seuils au niveau des synapses. Il transforme le continu dont est fait l’inconnu en discontinu par l’opposition de contraires. Il courbe et déforme ce qui est droit et uni. Le connu est limité par le fini et sa logique qui enfile les perles une par une en donnant l’illusion du rationnel. On n’accède au néant impalpable que par l’infini insaisissable. Tout tourne en rond et par conséquent les extrêmes se rejoignent. Le cercle vicieux des contraires est bouclé.
Notre ignorance du monde dans lequel nous vivons est totale. Nous n’avons soulevé qu’un coin du voile pour constater que tout est hors de portée. On ne peut rien expliquer complètement. Il semble qu’il n’y ait un obstacle à toute connaissance dont on ne peut que s’approcher. Il faut comprendre qu’il n’y a rien à comprendre. On ne peut accéder qu’à l’inaccessible. L’absolu se refuse à toute définition qui tue l’objet que l’on veut définir, et rien ne peut lui être opposé. Il n’y a pas de moins que rien et de plus que l’infini. Dire c’est trahir. Nous sommes prisonniers de notre envie de connaitre. L’inconnu est le rien du connu et l’un ne peut être sans l’autre.
Pour quelle raison faudrait-il identifier le réel qui nous échappe complètement ? Il faut retourner la situation. C’est l’inconnu qui est existant, le connu fantasmagorique. Citons Oscar Wilde « Le véritable mystère du monde est le visible et non pas l’invisible ».
Et Lacan : « L’impossible, c’est le réel, tout simplement ». Le connu est contenu dans l’inconnu. Le grand mystère c’est sans doute cette dualité. Pour quelle raison tout marche-t-il par deux ? Pour apprécier il faut franchir un seuil qui est celui de l’opposition des contraires sans laquelle l’existence n’a pas de sens. Si tout est uni dans l’un ce qui ne peut être autrement, alors c’est le rien. On ne peut penser le néant car si c’est le cas, ce n’est plus le néant puisqu’il y a quelque chose qui pense. S’il n’y avait pas de couples d’opposés on ne serait pas là pour en parler. Il n’y a d’existence que par la contrariété.
La porte d’entrée dans l’inconnu c’est la mort de quelque chose qui a violé l’anonymat par la naissance et dont on est incapable de dire quand, comment et où elle aura lieu. L’inconnu c’est l’apeiron d’Anaximandre, cet indéfini duquel tout provient et à quoi tout retourne. La connaissance n’est qu’une infime boursuflure du vide qui se détruira comme elle s’est construite.