Kant
Parmi ceux qui, à la fin du XVIIIème siècle, réagirent contre la possibilité pour l’esprit humain de tout connaître par la seule force de cet esprit, il faut citer Kant. Ce grand philosophe voulut assigner des limites à la raison humaine. Il s’attaqua dans La critique de la Raison Pure, aux dogmes newtoniens de l’espace et du temps, entités absolues indépendantes de l’esprit humain et ne nécessitant que l’existence de Dieu lui-même.
Pour les newtoniens, les évènements ont lieu dans un espace vide, séparé des particules de matière, dures et impénétrables, un espace dépourvu de toutes propriétés. De façon similaire, le temps est considéré indépendamment de l’homme. Les évènements se succèdent simplement l’un à l’autre. Cette critique de Kant, de l’espace et du temps absolu, a un effet sur le concept de causalité qui, à son tour, sera relié aux concepts de base de la théorie du champ.
Kant se demande ce qu’on peut savoir d’un espace et d’un temps où rien ne se passe. Sa réponse est que l’espace et le temps ne pouvaient exister indépendamment de l’esprit humain mais sont en fait les modes par lesquels l’esprit humain appréhende l’existence d’objets. C’est donc un rejet de la physique newtonienne. Les particules ne peuvent interagir à travers un espace vide car celui-ci ne peut être connu. Kant ne nie pas entièrement l’existence d’un espace vide mais dans cet espace, les évènements ne peuvent être perçus et il ne peut y avoir de connaissance empirique. Un tel espace ne peut être un objet de notre expérience.
La critique du temps comme absolu a aussi un effet sur l’enchainement des causes de la science newtonienne. La notion de cause se restreint à une séquence d’évènements physiques qui finalement revient à communiquer du mouvement d’un corps à un autre par impact ou par action à distance. Si cependant, le temps est simplement un mode d’action mentale ou autrement dit la manière avec laquelle l’esprit lui-même relie ensemble les phénomènes, il est alors plus demandé à une chaîne causale qu’à une simple séquence. Ce que recherche Kant, n’est pas tant le fait que A avec certaines propriétés produise B avec certaines autres propriétés en le faisant d’une façon mystérieuse, mais plutôt la forme du procès total. Procès est le mot-clé ici, car il entraîne des séries compliquées d’activités mentales. Nous avons besoin de savoir non seulement la séquence, mais les relations entre les membres de la séquence et il y a une espèce de dimension introduite par le criticisme kantien du temps absolu. On recherche la forme et la structure et non une simple séquence d’impacts comme dans la théorie corpusculaire.
La conséquence très importante de cette manière de considérer temps et causalité est la possibilité de mettre des interprétations dans l’observation de faits physiques. Si, comme les newtoniens le prétendaient, les phénomènes physiques sont simplement des évènements connectés l’un à l’autre par une séquence de temps, les lois de cette séquence peuvent être découvertes et le monde rendu intelligible en terme de ces lois. Si, d’un autre côté, espace et temps sont le résultat d’une activité synthétique de l’esprit humain, les relations entre les évènements sont des relations que l’esprit humain affirme y voir. La fertilité de ces conceptions mentales sera déterminée par la manière avec laquelle ces relations conduiront à de futures découvertes. Ainsi, les mêmes faits peuvent être considérés, dans une relation cause, différents pour percevoir le phénomène. C’est ce qui se produit précisément avec les philosophes de la nature et la découverte de corrélation entre des forces physiques, corrélation pour le moins improbable sinon impossible pour les newtoniens.
La mise en cause de Kant de l’espace et du temps eut probablement une influence immédiate sur les scientifiques. Le refus de l’espace absolu avec sa possibilité d’action à distance à travers cet espace, fut considéré comme de la pure métaphysique. Après tout, une génération complète de scientifiques avaient pu vivre avec les mystères de l’action à distance et ne se sentaient par l’envie de rejeter cette physique. La discussion du temps était sans doute perçue avec indifférence car la distinction subtile que Kant tirait entre le temps pris comme absolu et entité indépendante et le temps comme mode de perception de la causalité, n’avait pas grande importance pour ces scientifiques. Ce n’était pas très important puisqu’on maîtrisait les lois propres pouvant être déduites du modèle newtonien de particules et d’action à distance.
Il y avait cependant une partie de la critique qui semblait avoir un rapport avec la philosophie mécaniste. Si toutes les lois de la nature étaient en fin de compte déduites de mouvements et de forces de particules interagissant suivant certaines lois, il devenait important de savoir si la réalité ultime consistait en de telles particules. En bref, la théorie atomique était-elle une théorie légitime non seulement en terme de lois physiques mais en terme de capacité de l’esprit humain à appréhender la réalité ultime. La réponse de Kant est non. Il niait le fait que l’on ne puisse jamais connaître, pour quelque moyen empirique, les vraies propriétés de ces aspects de la réalité extérieure qui agissait sur nos sens. Il n’y avait pas de doute qu’il y avait une telle réalité extérieure mais qu’on puisse en pénétrer les qualités ultimes était impossible.
Kant insistait sur le fait que ce que notre esprit pouvait connaître de la matière avait peu de rapport avec ce qu’est la matière. Les effets qu’ont les objets sur nos sens, ne peuvent être confondus avec la réalité elle-même. En acceptant l’analyse de Kant, tout l’édifice de la science newtonienne s’écroulait car celle-ci était basée sur le fait que la conception de la matière dans un ouvrage intitulé « Premiers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature » qui est d’une importance fondamentale dans l’histoire de la théorie du champ.
Que voulons-nous dire quand nous parlons de matière ? demandait Kant. Essentiellement que cette matière résiste à la pénétration d’un objet. Une table n’est pas un ensemble d’atomes mais qui résiste lorsqu’on s’appuie dessus. Cette résistance a une pénétration qui est une caractéristique fondamentale de la matière. Il y a donc une force répulsive significative de la résistance de la matière. Mais il n’y a pas qu’un phénomène de répulsion. La table ne s’enfle pas pour remplir l’espace, ce qui serait le cas s’il n’y avait qu’une force répulsive. Il y a donc une force qui maintient l’intégralité de la table, force qui est attractive. Par conséquent, il y a deux forces dans la matière, une force répulsive nécessaire pour empêcher la pénétration et une force attractive pour préserver la forme des objets matériels. C’est tout ce que nous pouvons connaître de la matière. Kant donne alors quelques définitions comme :
« La force attractive est celle faisant en sorte que la matière peut être la cause de rapprochement ou ce qui est la même chose, l’opposition au retrait ».
« La force répulsive est celle faisant que la matière peut être la cause de repoussement ou ce qui est la même chose, l’opposition au rapprochement ».
Kant postule que la matière est divisible à l’infini, ce qui est un rejet des atomes. Il faut retenir de ceci deux importants concepts.
En premier lieu, toute la réalité peut se réduire à deux forces opposées, attraction ou répulsion. Les manifestations de ces forces peuvent se faire de différentes manières et comme nous le verrons, ceci peut devenir un point d’extrême importance pour le développement des idées sur l’activité et la corrélation des forces.
Deuxièmement, la matière est définie comme remplissant un espace en subissant des forces contraires. Des forces sont ainsi diffusées dans l’espace qui ne peut être un espace vide. Ceci fait penser qu’il y a dans ceci, les germes de la théorie du champ puisque comme le champ, ces forces attractives et répulsives se répandent dans l’espace.
Kant est tout à fait explicite sur ce point. Pour la lumière, on ne peut affirmer que des rayons de particules transportent une force mais plutôt penser en terme de continuum de force par laquelle la lumière ou gravitation sont propagées. La force de la lumière se propage à vitesses finie et il est légitime de penser que d’autres forces, même celles de la gravitation, ont des vitesses finies similaires de propagation. La vitesse finie de propagation de force par un médium allait finalement devenir les premiers principes de la théorie du champ.
L’affirmation de Kant que nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes, constitue bien un progrès sur la pensée newtonienne pour laquelle les évènements sont considérées comme extérieurs et dont nous sommes l’observateur impartial. Nous nous plaçons en retrait de phénomènes qu’on analyse avec un œil objectif. C’est exactement comme si tout se déroulait sans que nous soyons inclus dans l’accomplissement des faits dont nous ne sommes que spectateurs. Malgré Kant, la science gardera longtemps cette position hors expérience de l’expérimentateur. Il fallait surtout que les lois soient intangibles et qu’elles règlent les évènements sans notre intervention, ce qui risquerait de troubler leur processus. Ce n’est pas le cas de la mécanique quantique (peut-on oser kantique?) car l’observateur est partie prenante dans l’expérience. La mécanique newtonienne s’appliquait surtout au monde macroscopique où l’intervention de l’homme pouvait être considérée comme négligeable dans son influence sur le résultat. La physique subatomique s’applique, au contraire, à des expériences sur des particules dont les tailles sont infiniment petites. L’homme par contre, a augmenté ses moyens en les prolongeant par des appareils de plus en plus compliqués et sophistiqués comme les énormes collisionneurs dont la taille est effarante par rapport à la dimension des objets dont on veut analyser le comportement. Ces objets sont si petits qu’il est absolument impossible de les examiner sans les perturber. Il faut bien admettre dans ce cas l’intervention de l’homme dans la connaissance et qu’il n’est plus possible de considérer les évènements comme purement objectifs. La subjectivité des résultats est indéniable. Le cas est bien connu dans l’expérience de deux fentes de Young où l’on observe normalement des interférences, c’est-à-dire des zones d’ombre et de lumière. Si l’on veut compter les photons dans une fente et pas dans l’autre, alors il n’y a plus d’interférences. C’est comme si la nature nous punissait d’être trop curieux.
Un autre aspect de la pensée de Kant est le refus de la particule. Pour lui, les forces se répandent d’une manière continue. Dans ce sens, il aurait certainement été un ardent défenseur du champ s’il avait pu deviner le formidable envol de ce concept qu’il avait suscité sans peut-être rendre compte de la richesse de ce concept. Après tout, Newton, bien plus scientifique, ne l’avait lui-même que pressenti dans sa Théorie des accès où il avait ébauché le concept de longueur d’onde.
Pour que la notion d’espace puisse être mise en rapport avec la notion de champ, il est nécessaire que le champ, étant une propagation d’énergie dans l’espace, de concevoir un espace actif, occupé où il se déroule quelque chose et non un espace absolu, figé où les objets ne sont que rapportés et qui a la consistance du vide. C’est celui préconisé par Newton dont on ne peut cependant méconnaître l’effet heuristique. Considéré ainsi, on peut essayer de déterminer comment Kant a pu contribuer par l’évolution de ses idées sur l’espace à la notion de champ qu’il n’a évidemment pas formulé mais qu’il a préparé. Dans la théorie du champ, l’espace et l’énergie qui s’y répand, sont en relation de symbiose, l’un dépendant de l’autre, et n’ayant d’existence que par l’autre. Le concept de champ ne se concrétisera de fait que plus d’un demi siècle après grâce à Faraday et Maxwell, Boscovich en ayant été le précurseur. Kant était un quasi contemporain de Boscovich dont l’œuvre maîtresse « Théorie de philosophie naturelle » a été publiée en 1763 et éditée à cinq reprises. Il est probable que Kant, qui était un esprit encyclopédique ait lu cet ouvrage et qu’il en a subi l’influence. De toute façon, il est toujours difficile d’accorder la paternité de quelque idée qui est dans l’air du temps et qui peut s’exprimer de différentes manières.
Quel que soit le cours de l’histoire, il s’opère une sélection naturelle des idées qui finissent toujours par converger vers des concepts plus généralisateurs comme par exemple l’énergie et son mode de transport : le champ. Ceci concourt à conforter l’idée chère à Kant d’une régulation de la nature, d’une certaine cohérence du réel et d’une finalité de la connaissance du monde. Le point de vue d’un lieu où s’exerceraient des forces d’attraction et de répulsion peut être considéré comme exprimé d’abord par Newton dans un scholie des « Principia » et la 31ème question de son Traité d’optique. Avec sa loi des forces, Boscovich convient qu’il s’en est inspiré. Kant l’écrit explicitement dans sa conception de la matière comme produit de forces antagonistes primitives, forces d’attraction et de répulsion et ainsi comme mouvement dynamique (Premiers principes métaphysiques de la science et de la nature 1786).
Kant avait lu les « Principia » de Newton et il s’en réfère également. Kant a remué beaucoup d’idées dont certaines ont pu concourir, plus tard, à l’élaboration du concept de champ. Dans une moindre mesure sans doute que Boscovich, mais dans ce sens, il ne peut être qu’intéressant de retracer l’évolution de Kant sur la notion d’espace en suivant le cours de ses publications.
Dans l’introduction de la 2ème édition de la Critique de la Raison Pure, Kant écrit :
« Enlevez peu à peu du concept expérimental que vous avez d’un corps, tout ce qu’il y a d’empirique : la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, l’impénétrabilité, il reste cependant l’espace qu’occupait ce corps (maintenant totalement évanoui) et que vous ne pouvez pas faire disparaître ».
Cette citation résume en peu de mots l’idée que, pour Kant, l’espace est un « a priori » donné avant les choses et qui vient de la structure mentale du sujet qui observe. Otez le récepteur sensible que nous sommes, l’espace n’est alors qu’un néant. L’espace ne prend son existence que comme l’idée de fonder des rapports entre les choses perçues mises en ordre par le sujet connaissant. Notre esprit apporte à priori une manière d’arranger les phénomènes qu’il perçoit de façon diverse et confuse. L’espace est ainsi l’agent de liaison entre des choses en soi qu’on ne peut connaître et notre intellect par l’entremise de la sensibilité.
Cette conception de l’espace, soigneusement élaborée dans l’esthétique transcendantale de la « Critique de la Raison Pure », ne s’est pas imposée d’emblée à Kant. Elle est le fruit d’une évolution de sa pensée dont nous allons essayer de retracer les principales étapes.
Les influences qu’il subit sont de deux sortes. Il y a d’abord celle de Wolff, disciple de Leibniz qui voit le monde comme une immense mécanique horlogère, orchestrée par les lois de Kepler. Les mouvements de cette machine ne dépendent que du mode de connexion de ses parties (nexus). Les choses sont changeantes et sont en rapport de juxtaposition et de succession et en totale interconnexion. C’est l’œuvre d’un Dieu sage et omniscient qui se conserve par une création pour modifier les réglages. Le monde se contente de refléter la pensée de Dieu, raison suprême.
Wolff écrit dans sa « Cosmologia generalis » : « on appelle monde ou encore univers la série de choses finies, simultanées ou successives en connexion mutuelle ». Le monde est caractérisé par sa totalité et son unité. Wolff donne une préséance à la connexion des choses simultanées par rapport à la connexion des choses successives, soit la primauté de l’espace sur le temps.
La seconde influence a été celle de Newton, que Kant a parfaitement étudiée, et dans son ensemble approuvée ses conceptions cosmologiques mais non ses hésitations à adopter des explications métaphysiques. Dans les « Principia mathematica philosophiæ naturalis » de 1687, Newton se propose d’expliquer le système du monde par des principes d’essence mathématique et d’en tirer les lois du mouvement. Il s’agit bien d’une description mathématique du monde et des forces qui s’y manifestent. En effet, il fait abstraction de la forme des corps dont la matière est considérée comme concentrée en un point, le centre de gravité. De cette façon, tous les corps « pèsent » les uns sur les autres. C’est l’attraction universelle qui exprime que la force d’attraction entre deux corps est proportionnelle au carré de leur distance. Cette action à distance gène beaucoup Newton qui s’efforce dans le scholie général de la deuxième édition des « Principia » de trouver un support de l’interaction gravitationnelle, en l’occurrence « un esprit très subtil qui pénètre les corps solides et est caché en eux ». Finalement, il s’en remet à Dieu, au sensorium Dei, et se garde de forger une hypothèse quelconque. « Toute la diversité des choses qui ont été placées ensemble en des lieux et temps n’a pu venir que des idées et de la volonté d’un être existant nécessairement ».
La notion d’espace imprécise avant Galilée et Newton se ramenait avec Aristote à la question des lieux. Le lieu selon Aristote est lié à l’objet qu’il contient et en définit la limite. Comme là où se trouve un corps peut s’en trouver un autre, il faut admettre que le lieu est différent des corps qui l’occupent, ce qui peut justifier l’existence d’un espace.
Il faut attendre Descartes pour réduire la nature des corps à l’étendue (res extensa). La matière occupe entièrement l’espace, il ne peut y avoir de vide. Cette notion de vide est impossible. Le concept de chose étendue comprend la notion de matière qui se confond avec celle de l’espace. C’est Galilée puis Newton qui feront que le mouvement pourra être analysé indépendamment d’un espace que Newton considère comme absolu. Pour lui, l’espace est trop connu pour pouvoir être défini par d’autres mots. Cette formule comme celle de Saint-Augustin pour le temps permet en fait de se dérober devant l’impossibilité d’une explication d’un espace creux comme une coquille vide et sans vie. L’espace est plutôt analogue à un réceptacle prêt à recevoir l’ordonnancement des objets. Ce n’est qu’un contenant dont le contenu est l’ensemble des objets qui occupent des lieux et s’y meuvent. L’espace, étant un absolu sans rapport avec les choses externes, est bien entendu infini, homogène, toujours identique à lui-même, immobile. Mais la notion d’espace ne peut avoir de fondement que s’il s’y passe quelque chose. L’espace absolu est là où il ne se passe rien et cependant il ne peut être vide de lui-même. Les vitesses ne peuvent avoir de consistance et peuvent être indifféremment instantanées ou infinies. Il n’y a pas de point de repère possible, pas d’avant, de haut, de bas, de gauche, de droite. C’est un espace inerte, figé. Toutefois, un des principes de la mécanique newtonienne est que « tout corps persévère dans son état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme sauf si des forces imprimées le contraignent à en changer ». Dénommé principe d’inertie, c’est par exemple à cause de ce principe que Newton a démontré que la Lune, au lieu de suivre une trajectoire rectiligne, ce qui devrait être le cas si aucune force n’agit sur elle, « tombe » en réalité sur la Terre, attirée par elle. Cette chute est constamment corrigée et équilibrée par tendance de la Lune à suivre une ligne droite, ce qui fait que la Lune a en réalité un parcours circulaire autour de la Terre. C’est la grande découverte de Newton d’assimiler la Lune à un objet pesant, comme une pierre sur la Terre. Or, ce principe formulé par Descartes et Galilée n’était pas expliqué du temps de Newton. Il y voyait une justification possible de la conception d’un espace absolu assumé par Dieu. Ce principe reste encore indémontré de nos jours. On dispose simplement de l’hypothèse de Mach qui dit que l’inertie est due à la répartition des masses dans l’univers. Ceci est bien sûr invérifiable.
Tout ceci ne nous éloigne pas du sujet car cela démontre parfaitement que l’espace ne peut être envisagé qu’avec son contenu : la matière. Disserter sur l’espace absolu lui-même n’a pas de sens. On ne peut parler de ce qui est pur néant, c’est la raison pour laquelle la notion d’espace contenant est intimement mêlée à son contenu et on ne peut les dissocier. Les concepts de lieu et d’étendue répondent bien à cette définition. Le concept de champ lui-même n’a rien à faire d’un espace absolu. Il est lui-même aussi espace. Il crée l’espace pour se propager d’une manière continue et apparemment illimitée. Voyons comment Kant a pu dans ce domaine, prendre au fil du temps une position tout à fait originale.
Dans sa thèse de 1747 intitulée « Pensées sur la véritable estimation des forces vives », Kant construit les concepts d’espace, de lieu et d’étendue à partir de la matière et du mouvement. La chose est là où elle agit. Les lieux ne sont définissables que parce que des substances y agissent. Ceci rappelle la conception d’Aristote.
Kant écrit : « Si nous analysons le concept de ce que nous nommons le lieu, on trouve qu’il indique les notions de substances les unes sur les autres ».
L’espace n’est pas indifférent à ce qu’il contient. Le monde comme lieu, est l’effet des actions des substances et n’a de réalité que par leur action réciproque et leurs relations mutuelles. La simple inclusion spatiale n’est pas de mise. Dans « sa nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique » (1755), Kant développe deux principes de base, le principe de succession indique le changement mutuel d’état des substances et est déterminé par leur apport et leur dépendance réciproque. Ce changement ne peut être produit par un principe interne d’activité de substances simples préconisé par Leibniz. Le principe de coexistence relie l’ordre de succession des changements à la liaison des choses simultanées, conséquence de l’influence mutuelle substances. Le mode d’interaction des substances caractérise les propriétés de l’espace. « Il est vraisemblable que la triple dimension de l’espace provient de la loi d’après laquelle les forces des substances agissent l’une sur l’autre » écrit Kant.
Les actions, en effet, s’effectuent dans l’espace à trois dimensions en raison inverse du carré de leur distance. Remarquons que l’espace est confondu avec les propriétés des substances qu’il contient et que cela forme un tout indissociable. Actions et réactions réciproques des substances constituent l’espace, le structurent et l’échafaudent. Le concept de champ est déjà là en germe dans l’action réciproque de la matière et de l’espace. La théorie de la relativité d’Einstein dira que l’espace est déformé par l’influence de la matière qui se meut dans les voies qui lui sont creusés par l’espace, rétroaction entre l’énergie/ matière et l’espace /temps et interdépendante de l’une sur l’autre. L’espace ne peut être séparé de son contenu et c’est ensemble, le global, dont il faut prendre compte, l’un ne pouvant exister sans l’autre.
Voyons maintenant le point de vue de Kant dans son ouvrage important aussi bien sur le plan philosophique que sur celui des sciences astronomiques « Histoire générale de la nature et la théorie du ciel » (1755).
Il y déclare un monde d’origine mécanique à partir d’une répartition de la matière à travers l’espace de l’univers entier. Ce monde sera soumis aux forces d’attraction et la répulsion provoquant la chute des particules vers un noyau central. Ces particules vont se propager pour réaliser des mouvements tourbillonnaires dans un même sens et un plan commun. Il s’ensuit toute une théorie sur la constitution du système solaire à partir d’un nuage stellaire et du cosmos en général. Cette théorie fut reprise par Laplace, ce qui lui donne une grande crédibilité scientifique et le point de vue moderne ne l’a que peu modifié.
Citons Kant : « Le pouvoir essentiel de la nature des choses de se porter d’elles-mêmes à l’ordre et à la perfection est la plus belle preuve de l’existence de Dieu ».
Malgré cet hommage rendu à Dieu tenu à l’écart de cette mécanique, Kant aurait pu répondre comme Laplace à Napoléon qui lui demandait « Et Dieu, dans tout ça ? » « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ».
Ce qui nous intéresse eu premier chef dans cette hypothèse, c’est que Kant s’intéresse à la totalité d’un espace infini où toute la matière serait complètement dispersée au départ. Newton avait limité ses lois à l’univers observé en émettant l’hypothèse que d’autres mondes pourraient éventuellement exister avec d’autres lois.
Avec Kant, on élargit le champ de vision en considérant que les lois de Newton sont applicables partout dans l’espace illimité. On considère encore aujourd’hui la portée de la force de gravitation comme illimitée ainsi que celle de la lumière,c’est-à-dire du champ électromagnétique. Il y a sans nul doute une amorce du concept de champ où matière et espace s’interpénètrent.
Cette théorie est plutôt inversée maintenant puisqu’on préfère partir d’un Big-bang, terme tout à fait inapproprié et qui est plutôt une énorme concentration de matière en voie de dispersion et d’étalement. On va vers une entropie maximum et vers le zéro absolu. C’est l’astronome Hubble qui a constaté une vitesse d’éloignement des galaxies proportionnelles à leur distance. Beaucoup de scientifiques préfèrent dire que c’est en fait « l’espace qui se dilate ». Ceci ajouté à l’idée de l’espace déformé par la répartition de la matière montre que, de nos jours, on ne s’embarrasse plus d’air subtil, de quintessence, d’éther pour caractériser l’espace. On se contente d’en parler sans vouloir le définir. Il faut accepter qu’il y ait un espace dont, comme l’énergie, on ne sait pas parler et l’expliquer. Beaucoup de progrès scientifiques on été accomplis en mettant de côté toute supputation métaphysique. Il en a été ainsi de la gravitation laissée à Dieu par Newton. Nos physiciens modernes utilisent les termes espace/ temps ou énergie/ matière pour taire leur ignorance. Par contre, ils ont su admirablement développer tous les aspects qui sont la conséquence de ces notions. On donne à l’espace de multiples dimensions y compris celle imaginaire du temps. On sait très bien exploiter toutes les formes que revêt l’énergie. L’impasse est faite sur la définition et la signification de ces vocables. On nomme sans connaître le fond des choses. Espace-temps et énergie-matière sont corrélatifs et dépendent l’un de l’autre. L’un démontre l’autre, c’est le diallèle, le cercle dit vicieux mais l’un génère l’autre et l’ensemble s’auto-organise pour réaliser le concept de champ. Dans cette manière de voir, il faut considérer Kant comme un précurseur. Tout son système est basé sur la lutte de forces antagonistes, sur des actions réciproques des substances entre elles. La nature des choses est de se porter d’elles-mêmes à l’ordre et à la perfection. Il aurait pu écrire auto-organisation (sans Dieu). Il aurait pu dire qu’espace et matière sont interdépendantes. Il laisse suffisamment entendre tout cela sans qu’il soit besoin pour cela d’utiliser les formes modernes du langage et sans aller aux extrêmes de la formulation mathématique moderne (univers à dix dimensions dont sept enroulées sur elles-mêmes !!!).
Kant accorde à la matière une capacité essentielle et universelle d’organisation. Les forces d’attraction et de répulsion sont ses propriétés essentielles. Elles agissent immédiatement à distance (signalons que la vitesse de propagation de la gravitation n’est pas encore mesurée mais on la soupçonne d’être identique à celle de la lumière).
Kant affirme « l’attraction est une propriété de la matière qui s’étend aussi loin que la coexistence, laquelle constitue l’espace et qu’elle relie les substances selon une dépendance réciproque ou, pour parler plus proprement, l’attraction est précisément ce rapport universel qui réunit toutes les parties de la nature en un espace ».
« Après avoir installé le monde dans le plus simple chaos, je n’ai pas appliqué d’autres forces au développement du grand ordre de la nature que celles d’attraction et de répulsion, forces qui sont toutes deux aussi certaines, aussi simples et en même temps aussi originelles et universelles ».
Dans « L’Unique fondement possible d’une preuve de l’existence de Dieu », Kant désavoue l’espace newtonien absolu et vide. En parlant de Newton, il écrit :
« Si, au contraire, l’idée lui était venue de se demander si ces espaces n’étaient pas à l’origine, remplis de forces agissant selon la loi de la communauté réciproque dont les effets se seraient maintenus ultérieurement, s’il avait pu formuler une hypothèse bien fondée sur la constitution primitive de la matière, on peut être certain qu’il eut cherché les principes de la constitution de l’univers dans les lois générales de la mécanique, sans craindre pour cela que cette explication de l’origine du monde fasse la création des mains de Dieu à la puissance du hasard ».
La plus sage intervention de Dieu dans le monde est son abstention. Signalons que Newton avait déjà envisagé cette solution dans sa préface au Livre III Système du monde « Principia mathematica philosophiæ naturalis ». Newton parle de son explication du mouvement des planètes par des propositions mathématiques et il écrit :
« Puisse- t’on réussir à dériver de principes mécaniques les autres phénomènes par le même genre de raisonnement. Car beaucoup de raison me portent à soupçonner que ces phénomènes dépendent tous de certaines forces par lesquelles les particules des corps, pour des causes inconnues, puisqu’alors soir sont poussées les unes vers les autres et se lient immédiatement après en figures régulières, soit se fuient et s’éloignent les unes des autres ».
Les grands esprits se rencontrent.
« Donnez moi du mouvement et de la matière et je vais vous faire un monde », dit Voltaire. Éléments de la philosophie de Newton (1744).
Suite à la lecture de « Réflexions sur l’espace et le temps » d’Euler (1748), Kant rédige « Du premier fondement de la différence des régions dans l’espace » (1768).
Euler soutient dans son écrit que les lois du mouvement de Newton n’ont pas de sens si l’on suppose l’existence indépendante d’un espace et d’un temps « sui generis » qui ne suivent pas les principes auxquels sont soumis les corps. Lorsqu’il faut donner un sens déterminé à ces lois du mouvement, on ne peut admettre un concept de l’espace résultant de l’abstraction des rapports des choses réelles.
Kant veut défendre Newton. Il soutient que l’orientation de l’espace invalide la doctrine de Leibniz suivant laquelle l’espace n’est que la traduction de l’ordre de coexistence des choses et conforte l’idée de Newton d’un espace absolu. Il concède cependant que l’espace absolu indépendant de toute matière, peut être envisagé comme premier fondement de la possibilité de sa composition mais que cet espace contient une réalité qui lui est propre. Il distingue la « situation », qui concerne les rapports réciproques, des parties des choses et la « région » où l’ordre des parties s’oriente et se rapporte à un espace extérieur à la chose. L’orientation d’une feuille sur laquelle quelque chose est écrit est quelque chose de plus que ce qui y est écrit. Les exemples d’orientation dans la nature sont nombreux : haut/ bas, avant/ arrière, gauche/ droite, coquille d’escargot, enroulement des plantes grimpantes, sens du mouvement des corps célestes.
Dans l’espace à trois dimensions, un écrou dont le filet est à gauche ne peut se visser sur une tige dont le filetage est à droite. Pour résoudre la difficulté qu’une chose se place dans l’espace non par l’ordonnancement de ses parties car il faut tenir compte de l’orientation, Kant postule qu’il pourrait exister un espace absolu comme dernière référence. Kant rejettera cette idée d’absoluité de l’espace en lui conférant une réalité propre. Ce concept d’espace comme réceptacle lui paraît vide de sens et va le conduire au statut d’idéalité afin de faire du « sensorium Dei » de Newton un « sensorium hominis ». Avant d’aborder cette étape, nous voulons parler des « Premiers principes métaphysiques de la science de la nature » (1786).
Il s’agit d’un opuscule publié en 1787, soit bien après la critique de la raison pure. Kant veut nous fournir son explication de la matière. Pour cela, il procède comme pour une démonstration mathématique avec définitions, théorèmes, corollaires et démonstrations. La matière est étudiée sous l’angle des catégories à savoir la quantité pour la phoronomie, qualité pour dynamique, relation pour mécanique et modalité pour phénoménologie. Nous reviendrons sur ce traité pour considérer les analogies qu’il pourrait avoir avec la théorie de philosophie naturelle de Boscovich. Ces points communs permettront de mieux préciser la pensée de chacun. Il nous faut ici voir ce que cet ouvrage peut apporter dans la conception de l’espace chez Kant.
- Phoronomie
Définition 1 : La matière est ce qui est mobile dans l’espace. L’espace qui contient la matière en mouvement peut être aussi lui-même en mouvement et est alors qualifié de relatif. Un corps, par exemple, peut être en repos par mouvement inverse de l’espace. Une bille qui roule sur un bateau peut être considérée comme au repos si le bateau se déplace en sens inverse. Il peut y avoir ainsi un emboîtement des espaces relatifs avec à la fin un espace limite, absolu. Mais il n’est pas possible de repérer un repos absolu car tout est en perpétuelle mouvance. Admettre un espace absolu, selon Kant, donc non matériel et non objet d’expérience, comme donné en soi, signifie admettre une chose qui n’est et qui ne peut, ni en soi, être perçue en ses conséquences. L’espace absolu n’est donc rien en soi et n’est pas un objet. Il signifie tout autre espace relatif que je puisse concevoir en dehors de l’espace donné, espace qu’il comprend et qu’on peut admettre se mouvant en lui.
Définition 2 : Le mouvement d’une chose est la modification de ses conditions extérieures par rapport à un espace donné. D’une façon générale, l’espace ne fait pas partie des propriétés ou des rapports des choses en soi mais uniquement de la forme subjective de notre intuition sensible des choses. Ce qu’il peut être en soi nous est entièrement inconnu.
Définition 3 : Le repos est la présence permanente en un même lieu. C’est un retour à Aristote pour qui les corps n’aspirent qu’au repos dans leur lieu originaire.
- Dynamique
Définition 1 : la matière est le mobile en tant qu’il remplit en espace. Remplir un espace, c’est résister à tout mobile qui s’efforce par son mouvement de pénétrer en un certain espace.
Le pouvoir de résister à un mouvement à l’intérieur d’un espace est-il l’inertie ? Nous savons que Newton a envisagé l’inertie comme une des propriétés de l’espace. Kant ne se prononce pas sur ce point. En fait, il s’agit là de matière qui, occupant une certaine étendue dans l’espace, s’oppose à l’invasion d’autres corps qui cherchent à l’occuper.
Définition 2 : La force d’attraction est la force motrice par laquelle une matière peut être la cause que d’autres se rapprochent d’elles ou par laquelle elle s’oppose à ce que d’autres matières s’éloignent d’elles, force tractive. La force de répulsion est celle par laquelle une matière peut provoquer l’éloignement d’autres matières, force propulsive.
Toutes les forces motrices de la nature matérielle se ramènent à ces deux forces opposées selon Kant. La matière dont la nature est la mobilité emplit l’espace par le jeu de ces forces antagonistes. Espace et matière forment un ensemble lié et on ne peut envisager l’un sans l’autre. En remplaçant espace par champ et matière par énergie, on aboutit sans peine aux théories modernes. Ce livre mérite donc une certaine attention et nous l’examinerons plus en détail en confrontation avec l’ouvrage de Boscovich pour constater beaucoup de similitude dans l’approche du problème espace-matière.
En 1769, Kant a une illumination qu’il appelle « grande lumière » sur laquelle il ne donne pas de détails. Il semble qu’il ait alors « vu » ce qu’il mettra des années à élucider en le consignant dans ses trois critiques et qu’il commencera déjà à formuler dans ce qu’il est convenu d’appeler la Dissertation de 1770 « De la forme et des principes du monde sensible et du monde intelligible ». Parmi les grandes idées qui ont illuminées la pensée de Kant à cette époque, il y a celle de concevoir l’espace et le temps comme des idéalités. Il y a d’abord le constat que les idées de temps et d’espace ne naissent pas des sens car les choses qui tombent sous le sens ne pourraient être représentées comme successives ou simultanées d’une part, comme extérieures les unes aux autres d’autre part. Il faut bien que ces notions d’espace et de temps viennent d’ailleurs. L’espace et le temps n’ont rien d’objectif, ne sont ni des substances, ni des accidents, ni des relations. D’où viennent donc ces idées ? La Dissertation de 1770 veut distinguer un monde mécanique, concret, connu par les sens d’un monde métaphysique, intellectuel, abstrait, autrement dit l’un sensible et l’autre intelligible.
C’est du passage de l’un à l’autre qu’il va être possible d’interpréter les données sensibles en y superposant le canevas de l’espace et du temps qui viennent ainsi se surajouter aux choses par l’intermédiaire de notre esprit. C’est à priori en nous que résident les idées d’espace et de temps auxquelles on va donner une forme en les modulant, suivant les facultés coordonnatrices de notre intellect. Il est certain que la démarche de Kant au cours des précédentes années, concernant l’espace, a rencontré quelques hésitations notamment sur le problème de son absoluité. En effet, comment concilier ce qui nous paraît fondé sur une réalité même si on ne le ressent que par les apparences et un concept d’espace qui, sans la matière qu’il contient, ne peut se ramener ni à une chose en soi, ni à une réalité quelconque. Sans la matière, l’espace n’est rien et pourtant nous en avons bien la notion. Il faut donc que ces notions d’espace et de temps soient constitutives de notre esprit. On bascule ainsi du réel au spirituel, du sensible à l’intelligible, du concret à l’abstrait.
Avant d’aborder l’Esthétique transcendantale de l’espace, voyons d’abord dans le même ouvrage, les antinomies de la raison pure. Les antinomies sont le résultat de l’usage excessif de la raison concernant quatre problèmes dont les deux derniers sont la causalité et la liberté et Dieu et l’immortalité de l’âme, problèmes dont on peut trouver une synthèse. Ce n’est pas le cas des deux premiers qui restent sans solution.
Les deux premières antinomies sont :
- Thèse : le monde a un commencement dans le temps et il est aussi limité dans l’espace.
- Antithèse : le monde n’a ni commencement dans le temps ni limite dans l’espace mais il est infini aussi bien dans le temps que dans l’espace.
La deuxième est :
- Thèse : toute substance composée dans le monde se compose de parties simples et il n’existe absolument rien que le simple ou ce qui en est composé.
- Antithèse : aucune chose composée dans le monde n’est formée de parties simples et il n’existe rien de simple dans le monde.
Dans ces deux antinomies, on a, en fait, affaire aux questions suivantes : l’espace et le temps sont-ils finis ou infinis ? Les choses sont divisibles à l’infini où elles se réduisent en parties simples finies, ce qui implique que l’espace soit également divisible à l’infini pour que chaque division prenne sa place. Tout se ramène ainsi à l’alternative fini ou infini. Nous sommes des êtres finis mais nous avons l’idée de l’infini. La réponse à ces antinomies se situe donc soit dans le monde sensible, soit dans le monde intelligible. Pour les deux autres antinomies, il ne peut y avoir une réponse que dans le nouménal où Dieu, l’immortalité de l’âme, la liberté absolue ne peuvent qu’y résider. Il est strictement impossible de les concevoir dans le monde sensible car il n’y a aucune preuve de leur existence. La nature est causale et déterministe.
Pour l’espace et le temps, leur statut est plus difficile à déterminer. Nous en avons la notion quotidienne et nous le vivons sans trop savoir s’ils ont une réalité quelconque au-delà des sens. La seule issue possible est donc celle adoptée par Kant. L’espace et le temps sont les conditions d’une connaissance a priori. Le sujet lui-même applique ses propres normes pour comprendre le monde dans lequel il vit. L’espace et le temps ne sont rien sans le sujet qui les calque sur les apparences. Kant les laisse dans le domaine de l’esthétique, de la sensibilité. Il qualifie simplement l’esthétique de « transcendantale » pour bien montrer qu’on va au-delà de la simple expérience et que nous donnons une forme à cette sensibilité en la rendant accessible à nos cadres de pensée. Mais cette solution ne résout pas l’alternative fini-infini qui reste un point d’interrogation. Pour parler un langage moderne, on dira que c’est un indécidable et que l’on ne peut déceler le vrai du faux. Le théorème de Gödel (environ 1930) dit qu’un édifice mathématique construit sur des bases que sont les axiomes, aboutit finalement toujours à un indécidable qui nécessite de consolider la base par de nouveaux axiomes choisissant entre le vrai et le faux, l’une ou l’autre des deux solutions logiques. Si Kant avait connu ce théorème, sa certitude mathématique en aurait été bien ébranlée. On peut dire la même chose pour l’espace qui, pour Kant, est euclidien. Or, l’espace depuis a revêtu bien des aspects, dont l’espace euclidien, qui est aussi celui de Newton qui n’est qu’un cas limite mais il reste un lien avec la conception de Newton : c’est que ces espaces multiformes, c’est l’homme qui les a conçus. Ils sont sortis de notre cerveau en essayant de plus en plus de contourner une réalité qui nous échappe totalement. Et alors, l’espace, « affaire de Dieu » selon Newton, devient avec Kant « affaire d’homme ». C’est là le mérite de Kant qui, s’il nous a montré les limites de la raison incapable de se justifier elle-même par ses propres méthodes, concède à l’homme la faculté d’appréhender le monde aux moyens de concepts qui sont les fruits purs de son imagination.
Voyons donc comment Kant traite du problème de l’espace dans l’Esthétique transcendantale de la Critique de la Raison Pure.
La connaissance se rapporte aux objets, aux moyens de l’intuition dont l’action est immédiate et ne s’effectue que si l’objet nous est donné par une capacité à recevoir des représentations qui est la sensibilité. Ceci est alors pensé par l’entendement qui produit les concepts, sorte de grille de lecture des phénomènes perçus par nos sens. La matière du phénomène est la sensation se rapportant à l’objet par l’intuition empirique. La forme du phénomène est ce qui se coordonne dans l’intuition. La matière est donnée « a posteriori » tandis que la forme se trouve « a priori » dans l’esprit avant de s’appliquer aux phénomènes apparents. L’intuition pure ou transcendantale concerne ce qui, hors de la sensation, participe à l’expérience. C’est la forme pure de la sensibilité. Ce qui reste de l’intuition empirique, l’étendue et le figuré, appartient à l’intuition pure qui réside dans l’esprit. Il est important de distinguer les principes de la pensée pure dont les catégories seront répertoriées dans la logique transcendantale écartés de toutes sensations, des principes de la sensibilité a priori qui, avec l’espace et le temps, forment l’esthétique transcendantal. Cette dernière est à cheval et sert en fait de pont entre les intuitions sensible et pure. Ceci implique que, dans la pensée de Kant, l’espace et le temps ont un pied dans les apparences et un autre dans le monde intelligible. Ceci est surtout valable pour l’espace, principe de la connaissance externe plus que pour le temps, qui se rapporte à la connaissance interne à laquelle reviennent finalement les évènements externes sous la forme des représentations. Tout ceci est réuni dans la perception qui caractérise la conscience d’être, le « Ich denke ». L’espace a ainsi un statut voire spatial qui en fait un maillon entre le monde inconnu des noumènes et la conscience de notre existence par le truchement des apparences et des formes a priori de notre intellect. La difficulté à comprendre l’espace est bien saisie dans l’antinomie. Kant la démontre et la démonte parfaitement sans y trouver le mécanisme secret mais toute la science moderne malgré tous les habillages tellement sophistiqués quelquefois, ne fera que tourner autour du mystère de l’espace. La quintessence, ou cinquième élément neutre des anciens, l’éther de Maxwell, l’espace déformé par la matière d’Einstein ne feront qu’affûter les outils de notre pensée. L’espace avec l’énergie qu’il transporte par l’intermédiaire de champ, l’inertie qui contrecarre l’expansion de cette énergie et sa dimension imaginaire du temps qui rend tout cela possible, tout cela reste un mystère total.
Continuons d’examiner la conception kantienne de l’espace qui, avec le temps, sont les deux formes pures de l’intuition sensible comme principes de la connaissance a priori. Kant distingue l’exposition métaphysique du concept d’espace de son exposition transcendantale.
C’est par le sens externe que nous nous représentons les objets, leur figure, leur grandeur. Le sens interne détermine les relations du temps. L’espace et le temps ne peuvent subsister sans l’intuition. Ce ne sont pas des êtres réels. Ils établissent des rapports suivant la constitution subjective de notre esprit. L’exposition est métaphysique lorsque son concept est donné a priori.
L’espace rapporte les sensations à quelque chose qui nous est extérieur et est posé comme fondement. On ne peut se représenter un non-espace. L’espace conditionne notre représentation par son essence spirituelle. Il est a priori, c’est-à-dire qu’il est appliqué aux choses à partir de notre moi et est la condition de possibilité des phénomènes. Ceci fonde la nécessité a priori des principes de la géométrie. C’est une pure intuition. Il forme un tout et les parties ne peuvent être pensées qu’en lui. Le concept de rapport contient le fait qu’on peut toujours rapporter une chose à une autre et, dans ce sens, l’espace est infini.
L’exposition transcendantale concerne un concept capable d’expliquer d’autres connaissances synthétiques a priori comme la géométrie qui détermine synthétiquement les propriétés de l’espace. Le concept formulé dépasse les concepts qui ont servi à le formuler. Les propositions géométriques impliquent la conscience de leur nécessité apodictique, ce qui ne peut être dû qu’à une intuition qui est en nous.
L’espace n’est pas une chose en soi qui subsisterait si l’on faisait abstraction des conditions subjectives de l’intuition. Il contient les principes des relations des choses avant même que les choses soient perçues. Il les ordonne et les structure. Ceci n’est valable que pour l’homme. Il y a derrière la notion d’espace, une réalité que nous ne connaissons pas et dont nous ne percevons que les effets. Mais l’espace n’est rien en lui-même, s’il n’est pas admis comme condition de l’expérience et comme forme donnée par notre esprit à la juxtaposition des choses. L’espace représente une dualité objectif-subjectif. Son caractère d’objectivité ne peut être envisagé que si on l’assortit d’un subjectivisme indispensable à sa conception. C’est là toute l’ambigüité de l’espace. Kant prend l’exemple du vin qui n’est rien sans la saveur qu’on lui attribue et celui des couleurs qui n’existent que par l’interprétation qu’en fait notre système visuel. Les aliments n’ont de goût que celui qu’on leur donne. Mais seul l’espace peut faire qu’on ait connaissance de faits extérieurs. Une rose peut avoir la valeur d’une chose en soi, c’est-à-dire, avoir un fond de réalité mais elle ne prend vraiment existence que par ce qu’elle existe en nous. L’espace n’est pas une substance mais la possibilité de réunir les choses entre elles, un être sensible qui apporte un élément régulateur, une classification, une cohérence. Il permet la simultanéité et structure des choses qui ne finissent par exister que par lui en mettant à jour les liens qui les unissent. Il est l’intermédiaire indispensable entre le monde nouménal et la conscience où il s’insère entre la sensibilité et l’entendement. L’espace préexiste dans notre esprit avant que l’on prenne connaissance des choses qui s’articulent suivant des lois que nous avons énoncées. Par l’expérience, il apporte la preuve de la validité de ces lois. Kant place l’espace avant le temps car il estime que c’est lui qui permet l’appréciation de la succession des phénomènes. Il fait passer l’externe à l’interne et devient ainsi un élément constitutif du temps. La science moderne va introduire la notion d’espace-temps où le temps devient une dimension imaginaire de l’espace. La théorie de la relativité n’est rien sans ce duo.
Nous avons essayé de montrer comment un esprit comme Kant, au fait de toutes les connaissances des choses de son temps, a pu faire avancer la notion d’espace et permettre ainsi d’aller plus loin. Des savants comme Maxwell et Hertz qui ont donné au concept de champ sa forme la plus élaborée étaient de grands lecteurs de Kant. Le nom de Laplace, un des plus grands savants du XIXème siècle a été associé à celui de Kant pour la théorie de la naissance des planètes à partir d’une nébuleuse. Prenons un exemple de la profondeur de la vue de Kant dans son essai pour introduire en philosophie, le concept de grandeur négative (p52 de l’Édition Vrin) « La somme de ce qui existe dans le monde est positive dans son rapport à ce principe qui lui est extérieure mais égale à zéro en rapport au principe réel intérieur ».
Lord Kelvin, grand savant s’il en fut, ne dira pas mieux en soutenant que l’addition de l’énergie active positive et de l’énergie potentielle négative donne un résultat tel qu’on peut considérer que l’énergie totale est nulle ce qui est évidemment invérifiable mais troublant.
Dans sa Dissertation de 1770, Kant montre, pour définir les limites de la raison que, dans le monde sensible, l’analyse de plus en plus détaillée n’a pas d’achèvement et que, dans le monde intelligible qui recherche la totalité absolue, on n’aboutit pas non plus également. La science moderne se heurte aux mêmes obstacles. Ni la théorie dite du Big-bang, ni celle de la grande unification ne peuvent franchir les limites du quasi rien et du presque tout.
Kant a été un grand manipulateur d’idées et même ses erreurs et ses contradictions ont largement contribué au progrès humain. La grande découverte de Kant a été celle de l’idéalité de l’espace permettant de relier l’objectivité à la subjectivité sans renoncer ni à l’une ni à l’autre. Elle a été aussi de montrer l’incapacité de la raison à tout expliquer et de définir les limites « raisonnables » de son application.
N.B. Pour mieux conforter l’image de Kant, précurseur involontaire de la notion de champ, nous demandons de se reporter à notre article 3. Boscovich et Kant (p68 à 79) de notre mémoire de maîtrise de philosophie portant sur l’ouvrage majeur de Boscovich « Théorie de philosophie naturelle » publié à Venise en 1763, reproduit en annexe de cette thèse sur le concept de champ.