Le couple d’opposés A ↔ non A
« Tout est pareil à l’oiseau à qui
il faut deux ailes, inverses
l’une de l’autre,
pour pouvoir voler. »
« On ne se pose qu’en s’opposant »
« L’être et le néant s’engendrent l’un l’autre. »
Lao Tseu
Rien ne peut exister sans qu’il n’y ait son contraire. Tout ce qui nait contient déjà, en germe, ce qui va déclencher sa propre destruction au bout d’un certain laps de temps, attiré par le repos de l’annihilation. Créer c’est périr. Nul, que ce soit une étoile, un être vivant ou la Terre, ne peut échapper à cette règle impérative. La contradiction est inhérente à l’existence. Toute chose trouve sa justification dans son opposé.
De ces considérations se dessine la notion de couple d’opposés. C’est l’atome primordial. Il est constitutif de l’univers et de son fondement. Ce concept est basique, caractérisé par des propriétés dont il a l’apanage et qui le distingue d’une façon tout à fait originale. Atome signifie en grec insécable. Le couple est en effet indissociable, inséparable Le divorce est à exclure. Un des deux éléments ne peut exister seul, sans son vis-à-vis. On ne peut envisager un « bien » absolu car n’ayant pas le « mal » pour le mettre en valeur, il serait sans consistance et inappréciable. Le «mal » ne peut être sans le «bien ».
Le couple d’opposés renferme le paradoxe suivant : un élément est en conflit permanent avec l’autre. C’est la guerre perpétuelle, chacun cherchant à détruire l’autre sans y parvenir car alors, il se tuerait lui-même. Par contre les deux éléments ne peuvent se passer l’un de l’autre. Ils se confortent l’un l’autre. Si l’un est malade, l’autre le soigne. Il y a entre eux une complémentarité qui implique un soutien réciproque dans un tout achevé. Le conflit est surmonté par une conciliation. Leur relation est symbiotique.
On ne peut connaitre que par contraire et c’est l’étagement, l’enchâssement des couples de contraires qui produit la différence, la diversité et la complexité. La connaissance n’est possible que par écarts. Sans cela, c’est l’uniformité et il est évident qu’on ne peut apprendre d’un étalement sans relief. Il faut des aspérités pour gravir les échelons du savoir.
Extrême
L’extrême des contraires est fini et limité. Il se caractérise par l’amplitude dont le carré donne son intensité, sa probabilité d’occurrence. Il n’a qu’une certaine chance de se produire ou pas, d’être ou ne pas être. L’immatériel possible se matérialise ou non. On peut ainsi déboucher sur le connu ou l’inconnu. L’amplitude est une tension vers l’infini qui échoue lorsqu’elle a été trop loin. Dans ce cas il y a basculement brusque, renversement vers son opposé avec possibilité de retournement en arrière, par demi-tour, qui revient d’autant plus vite qu’on s’en est écarté.
On peut comparer le couple d’opposés à une partie d’onde entre la crête et le creux. L’élan pour aller vers la crête se retrouve dans le creux. Cette oscillation peut se reproduire indéfiniment s’il n’y a pas de résistance à la propagation de l’onde. Cette onde cyclique est coupée par une ligne médiane que l’on peut imaginer comme un support. Cette ligne figure la monotonie, le sans-vie, le non-être si l’amplitude peut être considérée comme l’être. Pour aller vers son contraire, il faut traverser cette ligne sans y séjourner. Tout cela donne l’image d’une liaison entre les opposés. C’est, selon Hegel « le lien du lien et du non-lien ». En fait, ce lien est une interaction d’attraction et de répulsion, l’une pouvant surpasser l’autre. Le moine Nâgârjuna du IIème siècle a écrit : « les phénomènes tirent leur nature d’une mutuelle dépendance et ne sont rien en eux-mêmes ». D’après lui, seules comptent les relations, ce qui est la thèse du structuralisme. Sans cette réciprocité, les choses sont inertes. Pour exister il faut communiquer. Un être ne peut être complètement isolé car dans ce cas rien ne peut lui arriver. Il lui faut pouvoir envisager son contraire pour exister. Il ne peut être taxé de vivant que s’il échange avec d’autres. Un photon n’est rien sans le champ électro-magnétique qui le relie aux autres particules. Il est à lui-même son propre contraire ou anti-photon. Tout finalement n’est que relatif sauf l’inaccessible absolu.
Le milieu des contraires, ni positif, ni négatif n’est rien, indéfinissable et inexprimable. Il est analogue au néant. On ne peut y rester.
Milieu
Le jeu des contraires obéit au phénomène de compensation. On sait qu’en jetant un certain nombre de fois une pièce de monnaie il y aura compensation approximative entre le nombre de piles et celui de faces obtenu. Peut-on imaginer que tout est partagé entre le positif et le négatif ? Dans ce cas le total serait nul. La compensation n’est jamais immédiate. Elle s’opère en qualité et en quantité au bout d’un espace-temps appréciable. Ceci amène à parler d’interchangeabilité. L’envers vaut l’endroit, les contraires peuvent s’inverser, se renverser l’un l’autre, s’échanger sans qu’il y ait fondamentalement modification. Le monde se regarde comme dans un miroir et s’inverse par commutation. L’un se reflète dans l’autre. Si tout ce qui est positif devenait négatif ou l’inverse, le monde ne changerait pas. L’univers est en perpétuel équilibre, toujours recherché et jamais atteint.
Polarité
Nous affectons les contraires d’un plus (+) ou d’un moins (-). Il s’agit d’un choix purement propre à l’homme. Le côté positif est celui qui est bénéfique, favorable, désirable pour l’homme. Le côté négatif correspond au maléfique. Il s’agit d’une dichotomie des contraires dont nous sommes uniquement responsables ayant choisi le signe « plus » pour ce qui nous convient le mieux.
Il y a équivalence au signe près entre les deux extrêmes à tel point que si l’on mettait, à un moment donné tout dans un sac, celui-ci serait flasque et vide, les contraires s’étant détruits les uns les autres.
Les contraires ont un mode, une façon d’être, qui leur est personnel. C’est pour un élément du couple, de se reproduire à l’identique par la similitude et la symétrie, la répétition du même. Mais il peut par contre fournir l’élément opposé par inversion, retournement et réflexion. La mutation d’un élément en son opposé ne se fait pas d’une manière uniforme mais par à-coups. Il y a des ralentissements et des accélérations, des entassements, des concentrations compensées par des trous, des rétrécissements, des brèches, des ruptures. Cela provoque des aires de liberté où se produisent des écarts, des ratés, des brisures qui donnent par ces excès et ses manques, le divers en rompant la morne continuité de l’espace et du temps.
Le temps développe et entrechoque ses contradictions. Il maintient simultanément leur unité. Les contradictions naissent, se meuvent et se résolvent dans l’inconnu d’où elles proviennent. L’éclosion et la disparition continuelles des contradictions constituent l’essence même de la vie, à la recherche d’un équilibre, sans cesse remis en question, perdu, retrouvé et jamais atteint. Un basculement d’un côté entraîne toujours effet inverse, si faible soit-il. Ce mouvement est analogue à celui de l’onde provoqué par la chute d’un extrême sur son inverse. Ceci peut se prolonger indéfiniment. Il y a amortissement mais jamais extinction. L’onde, par son intensité, est une expression de son énergie qui est le carré de son amplitude. L’évolution se fait par des renvois de l’un à l’autre des opposés où se glissent des fautes de reproduction qui créent les différences et la diversité. Tout mouvement périodique peut se décomposer en harmoniques, affectées de coefficients de pondération. Les ondes peuvent être déphasées et leur superposition donne les interférences.
Diallèle
Le couple d’opposés est un cercle vicieux en ce sens que l’un est démontré par l’autre. Le raisonnement est alors bloqué, il n’avance pas. Es-ce que la thèse et l’antithèse génèrent une synthèse qui à son tour trouve son opposé pour donner une nouvelle synthèse et ainsi jusqu’au savoir absolu qui n’a pas de contraire ? C’est ce que soutient Hegel. Mais ceci ne tient pas compte du temps qui espace les contraires. Un des éléments du couple est qualifié de réel car il est confirmé par l’observation. L’autre est virtuel ou irréel car il ne s’est pas encore accompli. Ces deux éléments ne peuvent s’échanger que par un parcours espace-temps. C’est ce lien dont nous avons déjà parlé.
Le principe de non contradiction vous dit que, dans un monde identifié par le sensible, il n’est pas possible, pour un couple d’opposés, qu’une chose soit et ne soit pas « en un seul et même temps ». Ceci ne peut être montré que « ad hominem », c’est-à-dire qu’en opposant sa possibilité d’être à celle qu’il n’existe pas. On tourne effectivement en rond puisqu’on veut démontrer la non-contradiction par la contradiction. Comme on dit, le serpent se mord la queue. Rien ne peut être à la fois vrai et faux dans un monde susceptible d’être perçu. C’est une évidence pour notre logique.
Par contre les éléments du couple peuvent virtuellement être, à la fois l’un « et » l’autre lorsqu’ils ne sont pas observés, c’est-à-dire enregistrés par l’environnement. L’accès à la réalité se traduit par un choix : être « ou » ne pas être. En dehors du monde sensible c’est l’indécidable, le flou, le probable, le Ni Ni. Dans le monde imaginaire du possible, le tiers, c’est-à-dire ce qu’il y a entre les extrêmes, n’est pas exclu. Il participe activement à cette alchimie indémêlable de ce qui est potentiel, en puissance d’agir. C’est l’acte qui fait transiter dans le monde dual du connu qu’on appelle réalité où l’évènement est perçu ou non. La connaissance ne retient que ce qui est censé exister et rejette le reste dans le virtuel. Ce dernier passe au réel parfaitement achevé, par l’entéléchie d’Aristote, en laissant sur la route, ce qui n’est pas qui retournera à l’irréel.
La négation est constitutive du couple A non A. La négation de la négation restitue l’affirmation. La boucle est bouclée. Action et réaction sont égales.
Un extrême est assimilable à un écart en probabilités. Dès qu’un écart se produit, il y a en puissance la possibilité d’un écart de valeur équivalente mais négative. Le hasard est égal comme l’a dit Pascal à propos du jeu de pile ou face. Les extrêmes peuvent être très importants. Mais ils sont toujours finis et leur grandeur est proportionnelle à leur rareté.
Conflit, conciliation
Le conflit des contraires est aussi nécessaire que la conciliation. On ne peut bien s’entendre avec les autres qu’avec le désir de les supprimer. Ce qui se détruit enrichit ce qui est à construire.
Comment naissent les contraires ? Par possibilités successives.
Comment meurent les couples d’opposés ? Ils vivent dans le monde connu et susceptible d’être su. Ils disparaissent dans l’inconnu d’où ils proviennent, en passant par le réel. L’inconnu recèle tout ce qui est inaccessible par nos moyens limités. Les contraires y fusionnent et s’annihilent réciproquement. C’est le plus strict anonymat. Rien ne se perd. Ce qui est détruit et n’est plus, renforce ce qui est. Les déchets sont utilisés pour reconstruire dans un énorme chassé-croisé. Ce qui est pourri nourrit ce qui est sain. Il y a dans l’inconnu tout ce qu’on ne peut appréhender : l’infini, le néant, l’absolu et bien d’autres concepts hors de notre portée qui sont en dehors de la réalité apparente des choses.
Les contraires y peuvent être l’un « et » l’autre. Mais cela n’est Ni l’autre, Ni l’un, à la fois vivant et mort comme le chat de Schzödinger.
L’Un ne peut pas être sans l’Autre. Si l’être se dit de multiples façons ce qui exclut l’Un, il y a dichotomie de ces manières d’être par opposition. Le connu, le sensible est prospecté par les contraires qui en constituent l’essence. Il est écartelé entre le zéro et l’infini. Le couple est la clé qui ouvre le monde qui est la propriété émergente d’un nombre fantastique de faits accouplés les uns aux autres. Il faut s’échapper de la norme symétrie par l’opposition, le retournement, l’inversion, le reflet spéculaire.
La polarité permet que les choses puissent être compréhensibles sans pour autant nous ouvrir à l’éternité. L’archet d’un violoniste donne une bonne image du jeu des contraires. Pour qu’il produise un son il faut qu’il y ait un va-et-vient entre le talon et la pointe. Il y a de grands coups d’archet et d’autres limités au milieu, à la pointe. Il y a un grand nombre de nuance avec une intensité variable. C’est là ou l’artiste montre son talent en donnant une interprétation unique. S’il y a un certain nombre de violons qui jouent ensemble, il faut d’abord qu’ils soient accordés et qu’ensuite il y ait entre eux une harmonie et un tempo donné par le chef d’orchestre. D’autres instruments de musique sont associés aux violons et participent avec leurs timbres à l’homogénéité de l’ensemble symphonique.
Dans le monde, les contraires jouent entre eux de la même façon, entre l’harmonie et la cacophonie. Cela est orchestré par une recherche constante de l’équilibre de leur ensemble.
La notion de couple d’opposés est à la base de la doctrine du dualisme moderne