Doctrine du dualisme moderne
« L’invisible simple explique le visible compliqué »
Jean Perrin Prix- Nobel de Physique 1926
Le véritable mystère du monde est le visible et non pas l’invisible
Portrait de Dorian Gray – Oscar Wilde
« Ce qui est visible n’est que le reflet de ce qui est invisible » Rabbi Abba
« Si tout est vide, tout est possible » Sutra de la guirlande fleurie
« Ce qui n’a pas lieu explique ce qui a lieu »
Gilles Gaston Granger – Le probable, le possible et le virtuel
« Mais le nombre minimum au sens absolu, c’est le Deux »
Aristote – Physique Livre IV chap. 12.22 a-b
« Pour Juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration, un instrument; nous voilà au rouet . . .
Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison; aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l’infini. »
Montaigne – Essais
En lisant le titre on pratique inconsciemment le dualisme. En effet on ne peut connaître le mot doctrine que si le texte apparait lisiblement sur le fond. Les caractères doivent trancher sur la couleur du support pour qu’il y ait perception. Autrement dit on ne peut pas connaître le message si les caractères sont blancs sur fond blanc ou noirs sur fond noir. Il faut un contraste afin d’enregistrer ce qu’on veut transmettre. Reste ensuite à confronter la teneur brute du texte avec ce que l’on a déjà accumulé dans notre bagage culturel construit pas à pas depuis la naissance, pour lui donner un sens.
C’est également le cas pour le parler. On émet un certain nombre limité de sons gutturaux qui sont mis en valeur par le silence ou tout au moins se distinguent du brouhaha ambiant. On pourrait aussi utiliser d’autres moyens comme la gestuelle pour les malentendants.
Toute transmission d’information doit être telle qu’il y ait une opposition flagrante entre ce qu’on utilise comme support (l’air par exemple pour le son) et les moyens de communication. Comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, on pratique le dualisme constamment sans en prendre conscience.
Le dualisme est simplement le fait évident qu’on ne peut connaître que par opposition. C’est ainsi que le bien ne peut se définir sans le mal, le bonheur sans le malheur et autres couples d’opposés. Les extrêmes n’existent qu’ensemble. L’existence n’est pas admissible sans ce vis-à-vis. Un objet n’existe que par les relations qu’il entretient avec d’autres. Sinon il n’est rien. C’est un couple original. Ce n’est pas le ménage à trois. Les contraires sont complémentaires et indissociables. Le lien qui les unit est indestructible. Par contre ils sont aussi en conflit permanent. L’un essaye de détruire l’autre sans jamais y parvenir. Dans ce cas il serait seul, isolé, donc sans vie. Il n’y a pas de divorce possible.
Voilà en résumé le dualisme foncier qui fonde la possibilité de connaissance uniquement sur le couple d’opposés et son originalité.
La thèse dualiste, si elle a eu beaucoup d’adeptes dans l’histoire de l’humanité, a rencontré aussi de nombreuses objections. Nous vivons dans une époque dominée par les religions monothéistes. L’idée est ancrée qu’il n’y a qu’un seul principe créateur. Des milliards d’hommes se réfugient dans le fait que la vie, qui connaît le mal, nécessite qu’il y ait une sorte de rédemption par la promesse d’un paradis où tout baignerait dans la plus parfaite félicité. C’est une espérance réconfortante mais illusoire. Tout cela n’est-il supervisé que par un dieu unique ? Certaines philosophies défendent également l’idée du « Un », appelée monisme. Cette attirance se retrouve dans les sciences où certains s’acharnent à établir une équation unique qui expliquerait le fonctionnement de l’univers.
La réponse à tout cela est claire. Si l’origine de tout est « une » alors il doit y avoir quelque chose au-dessus qui l’a produite. C’est sans fin et cela ne peut aboutir qu’à rien, à l’infini. C’est inaccessible.
La deuxième objection est que si tout ce qui existe est à base de couples, il y a, nécessairement un troisième larron qui l’a généré. Ceci est aussi sans fin comme l’hypothèse d’un seul principe.
Les deux options Un ou Trois conduisent au néant par une régression à l’infini et aboutissent donc à une impasse, une aporie.
Qu’en est-il de Deux ou plus précisément du couple d’opposés ? L’issue est différente. C’est un cercle logique car nous l’avons dit, l’un s’explique par l’autre. Le raisonnement tourne en rond. Nous verrons plus loin quelle est l’issue que l’on peut espérer.
Auparavant, démontrons également le dualisme par quelque chose qui bouleverse complètement notre comportement. C’est l’intrusion du numérique. Rappelons-en les grandes lignes. On sait que par un signal on peut faire passer ou non le courant électrique dans un transistor. C’est Oui ou c’est Non ou sous une forme abstraite : 0 ou 1. C’est un choix absolument dualiste puisque 0 et 1 sont opposés et liés entre eux. L’idée est la suivante : si on aligne n 0 ou 1 on peut obtenir 2n combinaisons.
Sur un échiquier, il y a 64 cases et l’on peut décider que chacune des cases soit blanche ou noire. Dans ce cas il y a 264 manières d’avoir des cases noires ou blanches. Il y a un choix dual pour une case ce qui fait quatre possibilités pour deux cases voisines. Dans une rangée il y a 8 cases donc 28 combinaisons. C’est le fameux octet qui peut avoir 256 formes différentes. S’il y a 8 rangées, l’ensemble des combinaisons possibles est 264 soit un nombre absolument énorme. Pour n 0 ou 1 le nombre de combinaisons possibles est 2n ce qui peut tutoyer l’infini si n est très grand.
Il n’est pas possible de compter le nombre d’évènements notables et décelables qui peuvent se produire dans l’univers mais il est quasi certain que l’on peut tous les identifier par une chaîne de 0 et de 1 pour peu que n soit assez grand. Grâce à ce procédé purement dualiste, tout, absolument tout est exprimable par une suite de {0.1}. Avec les deux options 0 ou 1 on peut tout dire et tout formuler. On ne peut parvenir à l’infini mais cette seule possibilité de chatouiller l’inaccessible permet d’affirmer que tout est dicible. Qui pourrait contredire que le dualisme n’est pas fondamental ? On peut ainsi communiquer n’importe quel message. C’est le but de l’information. Comment procède-t-elle ? Comment valoriser une information ? Le jet d’une pièce de monnaie ne peut donner que l’alternative pile ou face, à égalité. On dit qu’il y a une chance sur deux d’obtenir une face ou l’autre. La probabilité est de 1/2. Pour un nombre de 2n le logarithme de base 2 est l’exposant n. Pour définir une unité d’information on va convenir que la quantité d’information est égale au logarithme de base 2.
Pour une probabilité de1/2 on a :
(c’est l’inverse de l’entropie)
On appelle cela un bit d’information.
La quantité d’information de 2n est : n = n bits. Un mégabit (un million de bits) vaut approximativement 220.
Ceci est fondé sur la dichotomie algorithmique qui, à chaque étape, partage constamment en deux parties égales. Cette coupure en deux est due au fait que la nature recherche le moindre effort.
C’est une manière abstraite, mathématique, dualiste de quantifier l’information qui passe d’un émetteur à un récepteur. Mais cela ne donne pas le sens de ce qu’on exprime.
Le bit a la propriété d’être discret c’est-à-dire que c’est un nombre entier. Il n’est pas sécable.
La possibilité de choisir 0 ou 1 est de 1 bit.
Pour une suite de deux éléments 0 ou 1 il y a 22 possibilités soit {0.0},{0.1},{1.0},{1.1}. Il faut remarquer qu’avoir simplement 1 ou 0 sans le choix dual est à exclure. De même, on ne peut avoir trois possibilités. Le nombre de possibilités est 0, 2 ou 4. Pas de 1, pas de 3. Ceci est une confirmation que Un et Trois ne sont pas acceptables. Seul le doublement successif peut permettre d’évaluer le nombre de combinaisons possibles de 0 et de 1.
Comment obtient-on la pluralité et la diversité ? Si l’on part de l’hypothèse que le monde ne recèle que des couples d’opposés, on a, en théorie de l’information, symbolisé ce couple par {0.1} qui peut revêtir de multiples formes. A partir du moment où l’on a défini quelque chose, il faut prendre en compte son opposé. Cela suppose une superposition de couples qui s’enchâssent et s’enchevêtrent les uns dans les autres. Quel pourrait être le plus petit couple ?
En physique quantique on estime, suite à des expériences incontestables, que l’action c’est-à-dire le produit de l’énergie par le temps n’évolue, comme le bit d’information, que par quantités discrètes dont la plus petite unité est la constante dite de Planck symbolisée par h. C’est comme la monnaie. Étant donné que l’information est un transport d’énergie dans un temps donné quantifié par le bit, on peut lever son abstraction et lui donner une réalité en l’assimilant à h.
En revenant sur le fait que le dualisme se réduit à un cercle logique, on peut se demander quel est le plus petit cercle possible, décelable et concevable. Au-delà, c’est l’indéterminé. Il y a que du brouillard, du flou.
Il ne peut y avoir de limite basse égale à 0 car il faudrait un étalon nul pour le mesurer, ce qui est impossible. D’autre part, à partir du moment où l’on envisage la possibilité du rien il faut en parler. C’est alors contrevenir à la notion de néant qui ne peut rien accepter. On ne peut même pas l’envisager sans détruire son état. En un mot il ne peut exister. Le fait même d’admettre son existence rend caduc le mot rien. La question est donc : à partir de quelles valeurs peut-on concrétiser l’énergie et le temps ?
La plus petite forme d’énergie est ħ/4π ou ħ/2. Le plus petit temps serait de 10-44 secondes. On peut donc imaginer comme la plus petite structure possible, un cercle de rayon ħ/2 ce qui lui donne une circonférence de longueur h/2. Il faudrait 5,4×10-44 secondes pour le traverser à la vitesse c de la lumière qui est considérée comme indépassable. D’après la relation d’indétermination, le produit de l’erreur faite sur la mesure de l’énergie par l’erreur faite sur le temps ne peut être inférieur à ħ/2. C’est justement le rayon du cercle. Ce cercle est bien alors la limite en dessous de laquelle tout est flou et imprécis. Nous parlons de cercle pour rendre la compréhension plus facile. Mais cela peut être n’importe quoi étant donné les notions basiques qui nous permettent d’appréhender nous-mêmes et notre environnement. C’est un état que l’on nomme superposition en physique quantique. On utilise l’image qu’une porte puisse être, à la fois, ouverte et fermée. Cela nous est complètement incompréhensible. Il faut transposer cela dans le fait que la situation, décrite ci-dessus est une superposition, une interpénétration, pour être plus exacte, des états « non-être » qui n’existe pas et « être » qui est celui que nous pouvons concevoir avec les données dont nous disposons. C’est à la fois, simultanément être et non-être. On passe de l’invisible au visible. C’est l’indéterminé. Il faut renoncer à le manipuler avec nos moyens. Ce n’est qu’à partir du moment où l’on veut le connaître, que ce monde du « ET » laisse la place à celui du « OU », de celui où l’on peut séparer comme le font nos capacités cérébrales.
Que se passe-t-il pour que le monde nous devienne compréhensible ? Restons sur l’image du cercle autour duquel peut tourner un point à vitesse angulaire constante. Ce cercle a deux axes à partir de son centre, perpendiculaires. L’un horizontal qui peut être l’axe des réels, l’autre vertical est qualifié d’imaginaire. Si le centre sur l’axe horizontal avance à vitesse constante, le point sur le cercle se projette sur l’axe imaginaire pour décrire une sinusoïde, une onde qui se propage suivant l’axe horizontal. On peut également définir le point sur le cercle par ses coordonnées complexes. Voir figure ci-dessous.
Le point tournant sur le plus petit cercle possible peut ainsi générer la plus petite vibration possible qui aurait comme amplitude maximum + ħ/2 et pour période 5.4×10-44 secondes, ce qui à la vitesse c maximum de l’onde électromagnétique donne une longueur d’onde de 1,6×10-35 mètre. Par compensation, la vibration s’inverse et devient négative. Puis sur sa lancée elle revient à son état primitif et ainsi de suite. L’amplitude passe ainsi de 0 à ħ/2 puis à nouveau de 0 et – ħ/2 pour revenir à + ħ/2. Tout cela se déroule dans le flou et l’interminé en dessous des valeurs de l’amplitude maximum ħ/2 et de la période de 5,4×10-44 secondes. Ces valeurs sont, nous l’avons vu, des valeurs limites avec leurs précisions correspondantes dont le produit est inférieur à ħ/2 suivant les relations d’indétermination de Heisenberg.
Qu’y a-t-il entre l’inaccessible rien et le réel concevable ? Quand quelque chose (1) est réalisé c’est certain. Le (0) c’est l’impossible. Entre le 0 et le 1 qui, nous l’avons vu peuvent par leur concaténation symboliser tout ce qui est exprimable, il y a le flou, l’incertitude, l’indétermination, l’éventuel, le virtuel, le possible, le probable en le figurant par des dimensions complexes. On passe ainsi de 0 à ħ/2. Ceci donne tout l’éventail, le spectre, de toutes les éventualités dont certaines seront sélectionnées par le filtre, le prisme qui ne peut que trier et ranger. Dans la surface floue de la plus petite vibration décelable il y a une infinité de points figurant une probabilité d’être et de non-être, à la fois. On peut figurer les points par la surface qui est l’intégrale de la sinusoïde soit 2x ħ/2 = ħ. La densité de ces points c’est-à-dire leur répartition sur la surface est l’intégrale de cette surface soit (ħ/2)2. Le carré d’une valeur à l’avantage d’effacer la partie négative où l’amplitude est – ħ/2. C’est la règle de Born, qui donne la probabilité de présence du point. Cette probabilité de présence du point à l’intérieur du cercle est fournie par ses coordonnées complexes. Elle varie comme la sinusoïde avec par conséquent un maximum d’amplitude de ce qui est envisageable. On passe ainsi à ce que l’on peut appeler le réel accessible. Ce réel n’est finalement qu’une propriété émergente du nombre infini de points probables dont l’importance est donnée par le carré du module du nombre complexe.
L’alternance de l’onde de présence découverte par Louis de Broglie est une démonstration de la dualité du monde quantique.
Comme tout est nombre, tout est onde. Faisons vibrer une corde de violon, elle va émettre différents sons qui sont chacun en harmonie c’est-à-dire que leurs fréquences sont des multiples entiers de la fréquence de base. De plus chaque son aura une force ou une amplitude plus ou moins grande. L’ensemble, condensé de tout cela donne le timbre caractéristique du violon par exemple. Les sons s’interpénètrent. Au piano, on peut faire résonner un certain nombre de cordes en les frappant avec un marteau. Il en résulte quelque chose de global qui est l’accord et qui se traduit par une impression auditive et une certaine émotion. Cela peut être analysé en fréquences et en amplitudes mais dans ce cas là l’effet de l’accord est perdu.
Figure de gauche :
La courbe du bas est périodique.
Elle peu se décomposer en trois sinusoïdes dont elle est la somme.
Figure de droite :
On peut obtenir des créneaux en superposant judicieusement des ondes et réaliser le couple basique 0-1.
Figure en bas à gauche :
Une des ondes est l’inverse de l’autre par la transformation de Fourier à partir de la superposition d’ondes de fréquences multiples de la fréquence de base.
L’univers est comme un énorme ensemble de vibrations qui se surajoutent et s’entrecroisent sans se détruire. Les harmoniques se superposent et peuvent donner des résultats, comme par exemple des créneaux, qui peuvent figurer le langage symbolique de l’informatique à base de 0 ou de 1. Cette superposition peut aller jusqu’à produire des pics comme le montre les figures ci-dessus. Cela se traduit sans doute par une immense cacophonie d’où émergent des flots d’harmonie. Cette harmonie est obtenue par l’entrelacement de sons de fréquence double laissant apparaître ainsi le chiffre « deux » du dualisme. Cela est aussi traduit par l’informatique qui évalue à 1 bit la chance d’obtenir une des deux parties strictement égales d’un objet.
Tout est ramassé les uns sur les autres, en interpénétration, effaçant les concepts classiques comme le temps et l’énergie qui, dans ce cas, n’ont plus cours.
Tout s’entasse dans un vide qui n’est accessible qu’à l’infini.
Tout vient du vide qui, parce qu’il est vide, contient tous les possibles qui ne passent à la réalité qu’en produisant des opposés. La propriété émergente de tout ce cumul ne peut être qu’illusion. Le vide, plein d’éventualités, en arrière plan à l’infini, est créateur de cette illusion par superposition des contraires.
Tout se mire l’un dans l’autre, les opposés se confondent quand ils se rapprochent en s’inversant et en se mixant. C’est comme la symétrie abyme de deux miroirs parallèles, chacun étant une image inverse de l’autre.
La parfaite symétrie ne peut rien générer. Le monde est né de l’inversion. On ne se voit jamais dans un miroir comme les autres nous perçoivent. Et pourtant les relations entre les traits du visage restent les mêmes. Une chose n’est dicible que par la possibilité de la contredire. La similitude, la symétrie est brisée par son inversion. L’existence n’est due qu’à ce phénomène. Est-ce que l’un peut l’emporter sur l’autre ? Non, il y a entre eux une recherche d’équilibre jamais atteint, de compensation qui fait tendre vers la nullité de l’équivalence, autour de laquelle tout oscille sans cesse sans trouver le repos tant recherché mais inaccessible. L’espérance mathématique ou moyenne statistique est cernée par des écarts, des erreurs de mesure. Mais il faudrait la connaître pour définir précisément ces écarts. Elle est ainsi inaccessible et on ne peut l’approcher que par des méthodes d’approximation. Il faut la considérer comme une lueur dans un infini lointain qui se dérobe constamment. L’édification d’un être ne peut se faire que sur des fondations binaires. Il arrive toujours qu’à force de construire, le choix ne soit plus possible. Il faut alors « décider » et ainsi conforter de nouveau la base. « Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel ». Ce propos de Goethe illustre parfaitement qu’il y a toujours une limite finie dans notre monde construit sur des antagonismes. Les couples d’opposés ne sont pas cumulables à l’infini. Les êtres vivants n’ont qu’un seul but c’est de se maintenir et se reproduire. Pour cela ils prélèvent sur leur environnement ce qui finit par les détruire. L’entéléchie d’Aristote qui est la parfaite réalisation de ce qui est en puissance d’être, est impossible. L’imparfait démontre de lui-même par opposition, que le parfait est hors de notre portée.
Kandinsky disait en parlant de sa peinture qu’il voulait rendre visible l’invisible. On pourrait dire qu’il y a en quelque sorte deux mondes imbriqués l’un dans l’autre : ce qui est conceptuel et ce qui est concevable. La deuxième option, l’invisible en terme imagé, serait l’interprétation de l’aphorisme énigmatique de Lao Tseu : « l’être et le non-être s’engendrent l’un l’autre ». Autrement dit un interrupteur est « à la fois » ouvert et fermé. Le courant passe et ne passe pas. Les deux vont ensemble. On ne peut les séparer. Comment peut-on passer une porte « à la fois » ouverte et fermée ? Cela dépasse largement notre entendement. C’est purement incompréhensible.
Prenons l’exemple du « qubit ».
Pour cela on considère une sphère de rayon unitaire et un point quelconque sur la surface. Traçons le grand cercle qui passe par ce point. Il passe par un pôle, et coupe l’équateur en un point déterminé. Le qubit contient en superposition, à la fois 0 (le pôle) et 1 (l’équateur). Il peut donc valoir 0 ou 1 avec une probabilité de coefficient a pour aller vers 0 et de coefficient b pour être 1 avec a2+b2=1 car l’ensemble est une certitude. L’extraordinaire c’est que, quand on veut la position du qubit, celui-ci s’effondre en 0 ou 1 suivant la probabilité de ces deux options. Le qubit est ainsi « invisible » et l’on ne peut que rendre « visible » le plus probable de 0 ou 1. S’il y a une communication quelconque avec l’environnement alors il n’y a que la possibilité de 0 ou 1. Etrange ! Chaque qubit « cache » en quelque sorte les chiffres 0 ou 1 de l’informatique. Si l’on pouvait avoir n qubits on aurait ainsi 2n combinaisons de 0 et 1 de n points de la sphère. Comme ces points sont de quantité infinie on aurait ainsi une sphère de points 0 ou 1 au lieu d’un enchaînement linéaire. Mais hélas pour le moment on ne peut mesurer un qubit sans le détruire. Curieuse nature ! Cela montre qu’entre 0 (impossible) et 1 (certain) il y a une quantité infinie de possibilités. C’est le probable. Or celui-ci règne en maître sur la physique quantique où tout est incertain et indéterminé. Si le point à une position située sur la sphère et possède une quantité de mouvement, le produit de la précision sur ces deux mesures ne peut être inférieur à ħ/2. C’est une discontinuité qui est le fait que les grandeurs mesurées sont incompatibles entre elles. Le produit de la quantité de mouvement par la position spatio-temporelle dépend de l’ordre dans lequel on l’effectue. Il ne peut être simultané car la quantité de mouvement dépend de la variation de la position spatio-temporelle.
L’ « invisible », c’est l’interpénétration, l’intrication, la non-séparabilité de contraires qui se superposent, se confondent, fusionnent entre eux sans que l’on puisse les distinguer. L’un se reflète dans l’autre. C’est le flou, le nuage d’éventualités inconnaissables. Le « visible » c’est quand il y a possibilité de différencier ces contraires, de voir l’un plutôt que l’autre. C’est ce qui se passe avec l’observation et la mesure. Pourquoi y a-t-il ce brusque passage de l’ignorance à la connaissance ?
La nature et par conséquent notre cerveau ne peut déceler que le tout ou rien. Le réel se différencie du virtuel. Le perceptible compliqué laisse se dessiner l’imperceptible simple.
L’information s’inscrit par contraste. Le futur, inconnu, probable, se déduit du passé qui sombre dans l’oubli en stockant des données qui finissent par s’estomper et disparaître. Futur et passé transitent par le milieu indéterminé qu’est le présent.
Le point défini ci-dessus par sa probabilité n’existe pas en lui-même mais plutôt par les relations, les données, qu’il entretient avec ses voisins. Cela est bien illustré par le filet d’Indra où chaque nœud recèle une perle qui reflète toutes les autres où elle se voit également réfléchie. Comme le disait le chef religieux Sikh, le gourou Nanak : « La goutte d’eau est dans l’océan et l’océan est dans la goutte d’eau ». Un et plusieurs sont une forme de dualisme.
Voici un autre exemple de dualisme. Tout ce que l’on perçoit est partagé en deux : les fermions et les bosons. Les fermions constituent la matière et les bosons leur intercommunication. Pour illustrer cette différence on prend un ruban et l’on rejoint les deux bouts (remarque : il n’y a ni un bout ni trois bouts mais simplement deux). Cette opération peut s’effectuer sans tordre le ruban (bosons) et en le faisant tourner d’un tour (fermions). Dans le premier cas on revient à la position de départ en faisant seulement un tour. Dans le second cas, on a un ruban de Möbius où il faut faire deux tours pour revenir au départ. Cela entraîne un spin différent pour chacun d’eux. Le spin est une énergie de rotation. Dans le cas des bosons sa valeur est multiple pair de 1/2 et impair pour les fermions. C’est un bref résumé du comportement étrange des particules qui nous forment. C’est parfaitement dualiste.
Il y a en exergue deux citations de Montaigne qui semblent donner des conclusions différentes à l’éternel questionnement qui, s’il y a une réponse à une question, demande le pourquoi de cette réponse. Ceci est sans fin. Il conclut d’une part : « Nous voilà à reculons jusques à l’infini » et d’autre part : « Nous voilà au rouet ».
Le premier cas implique qu’on suivrait une ligne droite infinie. Mais ceci ne peut pas exister. Toute ligne droite finit par se courber. La courbe tourbillonne et se stabilise en un cercle qui est celui du dualisme. L’un s’explique par l’autre et la ronde est éternelle. C’est le « rouet ».
Si l’on considère qu’une chose peut exister ou ne pas exister et que ces deux situations s’excluent mutuellement, on est dans la dualité propre qui est celle de la nature et que nous lisons. Mais il faut admettre que tout cela n’est qu’une propriété émergente d’un énorme nombre d’évènement probables qui se battent pour atteindre le réel. Beaucoup meurent avant. Toutes, cependant sont le résultat d’une autre dualité, celle de, à la fois, « exister et ne pas exister ». Cela est impossible à admettre pour nous qui vivons dans un monde d’en haut où il faut choisir : c’est cela, OU son contraire alors que pour le monde d’en bas c’est le connecteur ET qui prévaut. Il est possible, à la fois, d’être et de ne pas être. Ces deux états s’interpénètrent, s’entremêlent, s’entrelacent pour donner le probable, le virtuel, le possible, l’éventuel. Par effet des grands nombres tout ceci émerge pour simuler la vie et par ce fond nuageux, en arrière plan, de possibilités de nous fournir l’illusion d’une existence fugace qui retourne, sitôt produite, d’où elle provient.
La doctrine des bouddhistes a une vision de cela et on peut citer l’un des plus célèbres d’entre eux Nagarjuna (IIème siècle après J.-C.). Dans ses « Stances du milieu par excellence » il a écrit la stance 18.8 qui pourrait s’énoncer ainsi :
« Tout est vrai, non vrai,
Vrai et non vrai,
Ni vrai, ni non vrai
Tel est l’enseignement de l’Eveillé »
Une autre traduction donne à la place de « vrai », « comme il semble ».
Cela signifie qu’il n’y a qu’une apparence de vérité dans le mot existence. Tout se passe « comme si ». On pourrait écrire ceci :
Existence, non existence
Existence et non existence
Ni existence, ni non existence
Tel est l’enseignement de Bouddha
Le premier verset indique le choix dual, le OU qui est la caractéristique du monde dans lequel on vit.
Le deuxième nomme un autre monde en transparence derrière le premier. C’est le monde du ET, du « à la fois », qui pour nous est absolument hors de toute compréhension.
En troisième lieu on passe au NI NI qui est la négation de Ou et ET « à la fois ». Pour se donner le droit de nier, il faut pouvoir affirmer, ce que font les deux premiers versets.
C’est la façon exhaustive, appelée tétralemme, d’exprimer qu’il y a quelque chose d’objectif. Quel est ce quelque chose ? « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » suivant la célèbre interrogation de Leibniz.
Platon cite Protagoras qui aurait dit :
«L’homme est la mesure de toutes choses,
de celles qui sont du fait qu’elles sont,
de celles qui ne sont pas du fait qu’elles ne sont pas »
Si l’essentiel se réfère à l’homme, il n’est pas le seul.
Le monde continuerait vraisemblablement de fonctionner si l’humanité disparaissait. Il y a bien « quelque chose », un monde nouménal comme dirait Kant. Nous ne sentons que son apparence par les couples d’opposés.
La suite de la citation divise ce « quelque chose » en deux catégories : les choses qui sont et celles qui ne sont pas. C’est exactement la thèse que soutient la doctrine du dualisme moderne. Il y a deux entités indéfinissables, l’être et le non-être, qui fusionnent et s’affrontent en même temps. Cela se traduit par la probabilité de pencher vers l’un ou vers l’autre. Il en résulte une oscillation, un balancement, une recherche de l’équilibre.
Toutes ces possibilités sont liées entre elles. Elles sont dans une mutuelle dépendance. Elles sont attirées plus ou moins vigoureusement par les pôles fictifs de l’être et du non-être. Leur comportement est un état tout à fait particulier. Il n’est NI être NI non-être. C’est l’état de superposition de la physique quantique. Quand l’électron exécute un saut quantique d’un niveau d’énergie à un autre, il est à la fois nulle part et ailleurs. Il évolue dans un nuage de probabilités. Il se stabilise sur un niveau. C’est l’un ou l’autre. C’est le OU qui passe par le ET en provenant du NI NI. Le monde qui nous est compréhensible est celui du OU, du choix entre deux éventualités d’égale importance.
L’âne du Buridan, affamé et assoiffé, à la fois, doit se décider entre un seau d’eau et un picotin d’avoine. C’est l’indécidable qu’il faut arbitrairement trancher.
Ce monde du OU n’est que la propriété émergente de l’accumulation intemporelle de tendances à « être » OU/ET « ne pas être », niables en NI NI.
Quoi de plus dualiste que ce « quelque chose » et ce « rien » dont les avatars nous donnent l’illusion d’être ?
L’un ne peut s’exprimer sans l’autre qui est lié au premier pour se manifester. Ils ne peuvent être seuls, isolés, indépendants, et n’espèrent que par les relations qu’ils entretiennent. L’éternel questionnement du monisme et du triadisme n’est pas de mise. Le dualisme offre cette possibilité que les deux éléments du couple se questionnent, se répondent l’un à l’autre et se renvoient perpétuellement la balle. C’est comme deux miroirs parallèles de la symétrie abyme qui se reflètent l’un l’autre pour l’éternité. C’est le cercle qui peut tourner sans fin si ce n’est que l’équilibre entre les deux n’est jamais parfait. Une petite oscillation du fléau de la balance si petite soit-elle en entraîne une autre. D’où vient cette pichenette ? De l’imprécision qui caractérise les fluctuations. Leur flou les empêche de tendre à revenir à zéro qui, on l’a montré ne peut exister et est donc hors de toute référence possible. Il ne fait pas d’erreur car autrement il ne pourrait être zéro.
L’éclosion des possibles est due au fait que tout se compense pour essayer de revenir à l’instabilité, au repos absolu. Un écart entraîne un trou, un manque. C’est le couple trop immature pour accéder à sa perception.
C’est l’état où il y a, à la fois, les deux opposés qui s’interpénètrent. A partir d’une certaine taille, h pour l’énergie, cela devient décelable, séparable, distinguable pour constituer le monde que nous connaissons.
C’est ainsi, ni plus ni moins.