L’élan létal
« Accumuler de l’énergie, pour la lâcher ensuite dans les canaux flexibles déformables, à l’extrémité desquels elle accomplira des travaux variés : voilà ce que « l’élan vital », traversant la matière, voudrait obtenir tout d’un coup. Il y réussirait sans doute, si sa puissance était illimitée, ou si quelque aide lui pouvait venir du dehors. Mais l’élan est fini, et il a été donné une fois pour toutes. Il ne peut pas surmonter tous les obstacles ».
L’évolution créatrice (page 27)
Bergson – 1907
L’élan létal ou l’involution du monde
Procédons d’abord à quelques définitions :
– élan : aller de l’avant avec impétuosité
– létal : qui conduit à la mort
– involution : processus inverse de la différenciation, qui conduit de la pluralité à l’unité, de l’hétérogénéité à l’homogénéité, de la diversité à l’uniformité.
– élan vital : concept forgé par Bergson dans son livre
« l’évolution créatrice » (1907).
La philosophie de Bergson reste assez hermétique aux communs des mortels, mais l’expression « élan vital » fit florès. Elle oppose les obstacles, la résistance de la matière inerte cédant à ses assauts.
Le Grand Robert (vol. 9 p.772) définit ainsi l’élan vital :
«force originellement homogène qui s’est divisée en se communiquant, mais qui dans ses manifestations divergentes (vie végétative, instinct, intelligence) conserve quelque chose de sa réalité originelle »
Le Lalande : « résume, pour Bergson, la notion d’un élan originel de la vie, passant d’une génération de germes à la génération suivante de germes par l’intermédiaire des organismes développés qui forment entre les termes le trait d’union ».
L’élan vital n’est pas un principe vital qui selon le vitalisme serait une force « sui generis » abstraite qui ne serait ni spirituelle, ni la conséquence de phénomènes physico-chimiques. L’élan n’est, selon Bergson, ni une impulsion, ni une attraction. C’est quelque chose d’originel qui se transmet au cours de l’évolution et qui s’apparente à l’unité d’un acte créateur en se différenciant sans cesse.
Cette idée de poussée vitale postulée par diverses philosophies, d’où vient-elle ? D’où tient-elle son origine ? On peut mettre cela sur le compte de Dieu, il n’est pas à cela près. Pour essayer de répondre à cette question dans un cadre dualiste, il faut préciser la situation au début de XXe siècle. Trois hommes avaient bouleversé les connaissances antérieures.
C’est d’abord Sadi Carnot qui énonce que dans un système isolé, le contenu énergétique se conserve sans doute, mais que, par contre, il se transforme en évoluant toujours du plus ordonné vers le moins ordonné et non l’inverse. Pourtant, les organisations vivantes montrent le contraire, c’est-à-dire qu’il est possible de produire de l’ordre à partir du désordre. Qu’en est-il exactement ?
Par ailleurs, Darwin montre que les êtres vivants sont enchaînés les uns aux autres, en allant vers plus de complexité. Les espèces évoluent vers plus de sophistication au prix de destruction massive d’espèces n’ayant pu survivre. Il y aurait donc bien une force d’expansion vitale faisant fi du constat d’évolution de systèmes matériels ?
Mais comment s’opérait la transmission des caractères entre espèces ? C’est là que le précurseur, Mendel, intervient. En jardinant ses petits pois, il constate que des caractères comme « pois lisses » et « pois ridés » se transmettent au-delà des générations en conservant des proportions d’occurrences laissant supposer que dans la reproduction sexuée, les caractères se conservent. Si le mâle a des pois lisses et la femelle des pois ridés, il n’est pas généré de petits pois plus ou moins ridés ou lisses. Cependant si l’on considère une certaine quantité de petits pois, on s’aperçoit que les caractères subsistent, mais sont le résultat du hasard, d’un jeu de pile (pois lisses) ou face (pois ridés). Cela montrait que les caractères se transmettaient bien intégralement, mais que l’un était dominant et l’autre récessif.
Cela s’expliquera beaucoup plus tard par les gènes s’enroulant en spirale pour former le code génétique, groupement d’acides nucléiques en seulement quatre exemplaires dont deux sont complémentaires des deux autres.
L’évolution des espèces allait ainsi trouver une explication rationnelle et scientifique dans le sens où elle était le résultat de mutations accidentelles et exceptionnelles de gènes, le nouvel être devant s’adapter au milieu environnant pour survivre. Ceci laisse loin derrière l’élan vital.
Nous avons ainsi une explication de la persistance de la vie et de sa complexification. Reste la question de savoir pourquoi l’éclosion de la vie s’est permis de contredire Sadi Carnot.
C’est là que l’astronome Edwin Hubble annonce que l’univers est en constante expansion. Si l’on considère l’univers comme un système isolé, ce qui n’est qu’une hypothèse assez vraisemblable, le contenu énergétique reste constant, mais l’énergie se dilue de plus en plus dans notre univers-bulle en période d’inflation. En s’éparpillant, l’énergie se dégrade d’une manière irréversible. Cela explique d’ailleurs que tout évolue vers le moindre effort, la moindre action.
Il est bien entendu concevable que dans cette marche inexorable vers la mort thermique ou l’absence de mouvement, il puisse se produire des îlots conservant une certaine indépendance et évoluant vers plus d’ordre et de cohérence. Ces îlots se comportant «a contrario» du mouvement général vers la dispersion sont les étoiles, les êtres vivants, maintenus loin d’un précaire équilibre avec leur entourage menaçant de les engloutir et les dévorer.
Ces îlots d’énergie concentrée et ordonnée se forment au détriment de l’énergie qui les entoure et participent ainsi, par compensation à l’accroissement de l’entropie et du désordre.
C’est ainsi que l’idée d’élan létal peut s’opposer à l’élan vital.
Dans le concept de dualisme, il ne peut y avoir un vainqueur définitif à savoir, l’élan létal. Il est envisageable que tout puisse s’inverser et revenir au point hyper concentré de Planck. Dans ce cas, il se formera certainement des îlots d’énergie dégradée par rapport à l’énergie ambiante évoluant vers plus de concentration. Et puis l’univers repartira peut-être vers ce qu’il est actuellement. L’éternel retour prendra place et cela satisfait complètement l’idée dualiste.
A cela il faut ajouter que l’expansion a produit des espaces de liberté où il a été possible que l’évolution n’ait pas progressé d’une manière continue. Ce sont ces trous d’air qui ont autorisé des degrés de liberté et ont permis les infractions à la reproduction identique ne pouvant générer qu’une morne uniformité. Accidents, cataclysmes et plus particulièrement les mutations génétiques sont le fruit d’un épanchement inflationniste de l’univers par secousses et saccades. La vie n’aurait pu éclore dans un univers statique. Imaginons l’expansion bloquée avant l’éclosion de la vie, celle-ci ne serait peut-être pas apparue. Est-ce qu’il aurait été possible dans l’énorme concentration du point de Planck de laisser une place à des velléités d’aller à l’encontre de l’envie générale de se défaire de ce carcan ? Certainement pas. C’est en faisant craquer le cocon de la chrysalide, dans lequel était enfermé, dans un espace extrêmement restreint, toute l’énergie du monde, que se sont ouvertes des possibilités de contrevenir au sens de l’inflation et que l’existence a pu surgir en profitant des erreurs commises. Il est bien difficile d’affirmer que la vie s’est manifestée par des ratés. On peut s’en consoler en pensant que toute création contient en elle-même sa propre destruction dans un espace-temps plus ou moins long. L’existence n’a qu’un caractère provisoire et ce qui passe à la réalité doit inéluctablement finir par se noyer et se diluer, attiré par l’océan du néant jusqu’à en ressurgir sous d’autres auspices.
Le monde ne tient son existence que par une superposition d’allers et de retours de durée et d’amplitude variables. On ne peut se référer qu’à l’ultime credo qu’est la compensation due au fait que si l’on additionne tous ces cycles, le résultat est nul.
Il faut remarquer que l’évolution et l’expansion épousent la même direction du temps. L’évolution s’étant faite vers plus de complexification, cela peut accréditer la thèse selon laquelle ce sont des espaces distendus par l’inflation expansionniste qui ont permis à la vie d’aller vers une plus grande organisation par l’espace vital libéré.
Ainsi, ordre et désordre s’auto-génèrent, ce qui est parfaitement dualiste.
Intéressé par le sujet ?
Voir aussi le livre II Ni Plus Ni Moins